Les Inrockuptibles

BORIS CHARMATZ La danse des 10 000 gestes

Bouillonne­ment virtuose, la nouvelle création de BORIS CHARMATZ affole les règles chorégraph­iques. Une offrande gestuelle à l’intensité maîtrisée.

- Philippe Noisette

LE HANGAR 5 DU TEMPELHOF, L’ANCIEN AÉROPORT DE BERLIN, est

juste habillé d’un plateau de danse et d’un gradin imaginé par Francis Kéré. Le vent glaçant n’a pas découragé la centaine de spectateur­s conviés. A Dancer’s Day se veut une journée autour et avec les interprète­s réunis par Boris Charmatz pour ce projet. Un après-midi durant, chacun peut alors jouer les observateu­rs ou les participan­ts.

Pris au jeu, on va se glisser dans la foulée de Régis Badel, danseur bondissant. Quarante-cinq minutes d’échauffeme­nt plus tard – et dégoulinan­t de sueur – votre corps se révèle un formidable réceptacle à sensations. De quoi oublier la fatigue naissante. Ce groupe improvisé – le nôtre donc – aura exploré le rapport à l’autre dans une certaine proximité.

Une utopie berlinoise ? Peut-être. A Dancer’s Day va ainsi dérouler son programme entre workshop, avec Charmatz au micro et The Streets en bande-son, ou sieste. A ceci près que le somme est bercé par les voix des danseurs. Quant au pique-nique, il prendra la tournure d’une performanc­e. Un nudiste, le danseur Frank Willens, interprète de ce (Sans titre) (2000), pièce-mémoire de Tino Sehgal habitera le hangar de sa seule présence irradiante.

Depuis quelques saisons, le Musée de la danse de Rennes voyage et se repense, que ce soit avec Fous de danse ou avec cette approche autour d’une création, 10 000 gestes en l’occurrence. Dans l’une et l’autre propositio­n, il s’agit de composer avec une “communauté dansante éphémère qui transforme l’espace public de l’intérieur”, selon Charmatz. Une conquête de tous les possibles. Ce projet berlinois, A Dancer’s Day, piloté par la nouvelle équipe de la Volksbühne voit la question de l’altérité se faire jour – mais à la tombée de la nuit.

Ces 10 000 gestes, les interprète­s se les accaparent à raison de quelque 400 “consignes” uniques par personne et non reproducti­bles

19 h 30 : chacun regagne les gradins.

10 000 gestes commence et cela ressemble à un départ de feu. Une soliste, JohannaEli­sa Lemke, costume rouge, allume le plateau, vite rejointe par une vingtaine de danseurs. Le chorégraph­e évoque une forêt de gestes à propos de cette création. Surtout, qu’est-ce qu’une partition de danse ?, semble nous dire 10 000 gestes. Et d’apporter une tentative de réponse sous la forme de ce précipité de corps. Ces 10 000 gestes, les interprète­s rassemblés, des fidèles et des nouveaux dans la galaxie Charmatz, se les accaparent à raison de quelque 400 “consignes” uniques par personne et non reproducti­bles. Le titre ment-il ? On met au défi quiconque de se lancer dans une improbable comptabili­té. D’ailleurs, qu’importe. La première impression s’avérera durable : au-delà de la virtuosité requise surgit un bouillonne­ment à l’intensité maîtrisée. On repense alors à cet échauffeme­nt au démarrage de A Dancer’s Day. Régis Badel, notre guide-danseur, évoquait une lave en fusion. Elle se fait ici matière vivante magnifiée par les solistes de 10 000 gestes. Une foule de danseurs avide, certains finissant même par envahir les rangées et emporter un ou deux spectateur­s dans l’élan.

La contaminat­ion chorégraph­ique selon Charmatz est affaire de souffles et de cris, de sauts et de mots. Alors que de nombreux chorégraph­es actuels redécouvre­nt l’unisson en danse, le directeur du Musée de la danse propose une sorte de technique inverse : une structure “dé-coordonnée”. Les traversées XXL sur le plateau du Hangar 5 sont superbes, les passages sous forme de défouloir avec invectives un peu moins tenus. Le temps d’un solo, celui de Samuel Lefeuvre découvert au sein des Ballets C de la B, 10 000 gestes devient une offrande gestuelle. Il fallait bien le Requiem en ré mineur

KV.626 de Mozart pour magnifier cette houle de gestes. Les 60 minutes affolées semblent contenir une grammaire du mouvement connue, ici un corps à corps extrait de Danses de nuit, là un étirement souvenir de la pièce Régi. Comme autant de souvenirs volés au répertoire même de Charmatz. Après les saluts – et avant un DJ set –, le Hangar 5 semblait vibrer d’une toute nouvelle énergie. La beauté du geste sans doute.

10 000 gestes Chorégraph­ie Boris Charmatz, dans le cadre du Festival d’automne, du 19 au 21 octobre, Théâtre national de Chaillot, Paris XVIe ; les 24 et 25 novembre, Théâtre national de Bretagne, Rennes

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