Les Inrockuptibles

Prendre le large

de Gaël Morel Entre l’agonie de la classe ouvrière française et l’exploitati­on de celle du Maroc, une femme cherche les conditions de sa réinventio­n. Un très beau portrait, illuminé par une Sandrine Bonnaire retrouvée.

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APRÈS CATHERINE DENEUVE DANS

“APRÈS LUI” (2007) et Béatrice Dalle dans Notre paradis (2011), Gaël Morel s’est emparé d’une nouvelle figure mythique du cinéma français. Le sixième long métrage de l’acteur révélé en 1994 pour son interpréta­tion dans Les Roseaux

sauvages d’André Téchiné marque le retour de Sandrine Bonnaire dans des rôles à sa mesure, près de vingt ans après ceux de premier plan qu’elle tint chez Rivette ou Chabrol. Elle y incarne Edith, une ouvrière de 45 ans qui, au moment du plan social mis en place par l’entreprise de textile pour laquelle elle travaille, est face à un choix. Elle peut accepter son licencieme­nt et partir avec les indemnités ou alors se délocalise­r avec l’entreprise au Maroc. A rebours de ses collègues, Edith, veuve et seule depuis que son fils a pris son indépendan­ce, décide de prendre le large pour Tanger.

Après avoir dressé le portrait d’une femme docile, isolée et dont la dignité

passe avant tout par un travail devenu impossible en France, Gaël Morel la parachute dans un univers hostile et nouveau. La friction produite par la présence de ce corps étranger dans la condition ouvrière marocaine autrement plus rude que celle qu’Edith a connue crée un effet de réel saisissant et inhabituel. Cet effet est encore surligné par

la capacité de Gaël Morel à convoquer dans le sillage laissé par l’actrice tous les mythes de cinéma auxquels elle renvoie : l’éblouissan­t sourire de Suzanne dans

A nos amours de Maurice Pialat (1983), dont l’affiche est citée dans le dernier plan du film, le vagabondag­e de Mona dans Sans toit ni loi (1985), lui aussi cité avec la scène du champ de fraises qui remplace celle du champ de vignes chez Agnès Varda, le port de tête gracieux de Mouchette dans Sous le soleil de Satan de Pialat (1987) ou encore la fragilité rugueuse de Jeanne la Pucelle dans le film de Jacques Rivette (1994). Sandrine Bonnaire traverse dans ce film tous les états et incarne toutes les femmes. Soumise au patronat, elle va se faire militante. Mère délaissée, elle verra le retour de son fils et trouvera une nouvelle famille. Responsabl­e du malaise et de l’accusation de vol d’autrui, à son tour elle sera accusée de vol et s’écroulera à cause de conditions de travail inacceptab­les.

Car Prendre le large est aussi un film politique qui dénonce les délocalisa­tions, le scandale des conditions de travail dans les usines marocaines et l’impuissanc­e des ouvriers. Ce passé de mythe du cinéma français, ces femmes croisées et cette dimension politique, Sandrine Bonnaire les porte avec une sensibilit­é, un charme et une force rares. Auteur de cet écrin rêvé, Gaël Morel signe peut-être ici son plus beau film. Bruno Deruisseau

Prendre le large de Gaël Morel, avec Sandrine Bonnaire, Mouna Fettou, Kamal El Amri (Fr., 2017, 1 h 43)

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