Tu vois le tableau ?
Depuis les années 1960, DANIEL DEZEUZE déconstruit l’objet tableau et brouille les frontières entre peinture et sculpture. A Grenoble, une rétrospective retrace plus de cinquante ans de création.
FIGURE FONDATRICE DU MOUVEMENT SUPPORTS/SURFACES au début des années 1970, dont le Carré d’art de Nîmes réactive en ce moment la brève épopée (lire Les Inrockuptibles no 1143), Daniel Dezeuze n’a cessé de prolonger son oeuvre picturale et sculpturale jusqu’à aujourd’hui, en solitaire intempestif, rétif aux diktats de son époque. L’admirable rétrospective de ses cinquante années de création, proposée au Musée de Grenoble par Guy Tosatto et Sophie Bernard, offre l’occasion de mesurer, dans le foisonnement même de ses voies dispersées, la puissance de son geste impossible à définir d’un trait, tant il échappe aux classifications figées.
Située dans un entre-deux, oscillant entre les horizons de la peinture et ceux de la sculpture, entre la picturalité et le volume, son oeuvre semble aspirée par un motif constant : alléger la peinture elle-même, déconstruire et démystifier le tableau, à l’image de ses premiers
Châssis, exposés sans toile et non accrochés, dès la fin des années 1960, mais aussi de ses Echelles de bois teintes,
Triangulations et Colombages dans les années 1970. Des objets qui semblent, dans leur déploiement poétique, congédier la raideur du châssis, lutter contre la pesanteur du mur, s’extraire de la gravité du sol, comme en suspension.
L’exposition rappelle aussi que Daniel Dezeuze sait échapper à ses propres règles, dans la manière qu’il a de se renouveler sans cesse, à travers des
Le tableau de chevalet se transforme en tableau sculptural et ses sculptures deviennent picturales
variations à partir d’un questionnement tenace. Si la tension entre la peinture et la sculpture traverse son oeuvre de bout en bout, celle-ci n’en reste pas moins ouverte à une logique de cycles distincts, dont le parcours chronologique des dix-huit salles à Grenoble retrace précisément le mouvement.
La réflexion sur la peinture que mène Dezeuze dans sa pratique
artistique, née au moment même où se développe dans le champ intellectuel la pensée critique, liée au poststructuralisme et à la déconstruction, n’a pas asséché son désir de picturalité pour autant. Même détournées de leur identité commune, la peinture et la sculpture résistent à leur effacement.
S’il a enterré la peinture de chevalet dès les années 1960, l’artiste défend dans les années 1990 ses “peintures sur panneau
extensible”, réalisées avec des carrelets de bois colorés. Dans ses délicates Peintures
qui perlent (2007), où sur un losange à la Mondrian scintillent des perles, Dezeuze redonne même une pure matérialité à la peinture, lumineuse. Ses dessins quasi abstraits de plantes, inspirés de la calligraphie chinoise, participent aussi de cette croyance dans le geste pictural.
Battu en brèche, le tableau de chevalet se transforme en tableau sculptural, comme ses sculptures les plus audacieuses (ses planches de ski assemblées ou ses cordages tendus au ras du sol) deviennent picturales.
Par une forêt obscure (1990), sa sculpture monumentale en forme de labyrinthe circulaire, composée de multiples fragments et exposée dans le patio du musée, résume son oeuvre, étrange et poétique, dans laquelle il faut accepter de se perdre pour ajuster le trouble du regard à l’expérience renouvelée du monde. Daniel Dezeuze, une rétrospective Jusqu’au 28 janvier 2018, Musée de Grenoble