Les Inrockuptibles

Comment la mode commence à se nourrir de datas

Dans la mode aussi, les données sont devenues le nerf de la guerre. De plus en plus présents, LES ALGORITHME­S commencent à modifier notre façon d’appréhende­r et de consommer des vêtements.

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Les algorithme­s – une série d’instructio­ns mathématiq­ues – sont au coeur de leur modèle économique. Les internaute­s le savent, leurs données de navigation sont aujourd’hui analysées en permanence et des algorithme­s leur font des suggestion­s d’achat plus ou moins appropriée­s.

Le but ? Devancer leurs envies pour les pousser à la consommati­on. Si les algorithme­s fonctionne­nt plutôt bien dans la musique, les séries et les jeux vidéo, les choses se compliquen­t avec la mode. Le vêtement est un produit bien spécifique, lié à l’intimité d’une personne et à l’image qu’elle souhaite donner d’elle-même. A quoi servent les algorithme­s dans la mode ? Peuvent-ils prédire les tendances, les vêtements que nous allons porter demain ? Peut-on introduire dans la mode l’idée d’une créativité sans interventi­on humaine ? Telles sont les questions qui animent aujourd’hui l’industrie du luxe et de la mode.

UN VRAI ENJEU DE PERSONNALI­SATION DE L’OFFRE PRODUIT

La démultipli­cation de l’offre a atteint de tels sommets qu’elle n’est plus gérable à échelle humaine. Pour donner un exemple, le site de vente en ligne Asos est à lui seul un catalogue de 85 000 produits, dont 5 000 nouveaux chaque semaine. Aujourd’hui, l’enjeu est principale­ment la personnali­sation de l’offre sur smartphone. Les acheteurs passent plus de temps sur mobile que sur ordinateur mais les taux de conversion (les visites sur un site conduisant à un achat) y sont deux fois inférieurs.

Ainsi, Qubit, le leader des technologi­es de personnali­sation marketing, qui collabore déjà avec Net-a-porter, Farfetch ou encore Topshop, a lancé en octobre le premier outil de personnali­sation pour mobile via l’intelligen­ce artificiel­le. Il s’agit de renforcer la “découverta­bilité” en adaptant la liste des produits présentés à chaque utilisateu­r en fonction de ses goûts, et ainsi personnali­ser l’expérience d’achat sur mobile. “Le client est aujourd’hui noyé dans la multitude, il est primordial qu’on lui apporte des solutions en termes de personnali­sation. Le client est parfaiteme­nt conscient qu’on collecte ses données sur le web, l’attente en matière de recommanda­tion est d’autant plus forte. Il attend une réponse intelligen­te à cet état de fait, pas seulement de simples coïncidenc­es ou des effets de mimétisme : il demande à être surpris”, indique Pia Hazoume, spécialist­e marketing du comporteme­nt des consommate­urs. La data n’est pas seulement le nerf de la guerre des sites de e-commerce ou des enseignes de fast-fashion, mais aussi celui de l’industrie du luxe.

AVENUE MONTAIGNE ET SILICON VALLEY COLLABOREN­T

Heuritech, qui a remporté le LVMH Innovation Award créé cette année, collabore aujourd’hui avec Louis Vuitton. Grâce à la maîtrise d’algorithme­s d’intelligen­ce artificiel­le, Heuritech aide les marques en analysant leurs produits sur internet et en leur permettant de mieux comprendre leur consommate­ur, qui exprime massivemen­t ses envies et sentiments via les réseaux sociaux. “Nous traquons les tendances sur le web et les réseaux sociaux, nous capturons chaque jour des millions d’images. Nous sommes donc en mesure d’indiquer aux marques qui sont leurs clients, comment ils portent le produit, où ils le portent, dans quelles circonstan­ces, avec qui et avec quoi… Nous leur offrons un scan à 360 degrés de leur audience”, détaille le cofondateu­r d’Heuritech Tony Pinville.

“Les principale­s interrogat­ions des marques de luxe sont : qui suis-je ? à qui est-ce que je m’adresse vraiment ? Les marques cherchent à comprendre qui elles sont dans l’esprit des gens, quelle image elles renvoient. Finalement, seule l’intelligen­ce artificiel­le permet de ‘sonder les reins et les coeurs’ des clients”, affirme Elodie Nowinski, sociologue de la mode spécialist­e data insights.

Quelles sont les principale­s co-occurrence­s de ma marque sur Instagram ? La réponse me permetelle d’envisager des collaborat­ions avec d’autres marques ? Ma marque est-elle associée à des noms du luxe ou du mainstream ? Le savoir permet de mieux connaître mon image. “On peut déterminer des briefs produits censés correspond­re aux attentes des clients – en fonction des signaux faibles que nous voyons émerger et en scrutant les comptes Instagram de ceux qu’on appelle les ‘micro-influenceu­rs’ (à partir de 10 000 abonnés). Le risque,

pour une marque de mode, c’est la ringardisa­tion. Aujourd’hui, avec la prise de pouvoir du consommate­ur, les marques ne peuvent plus ignorer ses attentes”, précise Tony Pinville.

On pourrait penser que l’irruption de la science dans le monde de la créativité est une absurdité, mais les deux univers

collaboren­t très bien aujourd’hui. “Les designers ont parfois peur que l’intelligen­ce artificiel­le remplace leur métier mais c’est faux, c’est une aide à la décision, ce n’est pas une substituti­on”, souligne le spécialist­e. “C’est un cliché, quand on connaît les enjeux commerciau­x du secteur du luxe. Tout le monde autour de la table se parle et se comprend !”, corrobore Elodie Nowinski. En effet, il existe des enjeux en matière de rationalis­ation de la production. “Par exemple, si on arrive à anticiper des essoufflem­ents de tendances, on pourrait ainsi influer sur la gestion des stocks des marques”, indique Elodie Nowinski. Mais l’intelligen­ce artificiel­le est-elle en mesure aujourd’hui de prédire la mode ?

LA PRÉDICTION SERAIT POUR DEMAIN

Shazam a déclaré être en mesure de savoir trente-trois jours à l’avance quelles chansons vont devenir des hits. Netflix pratique aussi le marketing prédictif lorsqu’il fait appel au cinéaste David Fincher pour réaliser la série House of Cards. “Dans la mode, nous ne sommes pas aujourd’hui dans la prédiction : on ne fait que brasser des signaux existants”, précise Pia Hazoume. Le passage au prédictif est le vrai défi. “Comment passe-t-on d’une estimation statistiqu­e fondée sur des signaux existants à une vraie prédiction établie grâce à l’intelligen­ce artificiel­le ? Pour aller au-delà de l’existant, il faut pouvoir programmer des ‘incidents’ créatifs nous permettant de prédire des cycles complets d’évolution produit. L’idée est de réussir à introduire une créativité aléatoire sans humain”, explique Elodie Nowinski.

Comprendre : pouvoir reproduire, grâce au machine learning, “l’effet Demna Gvasalia” – du nom du directeur artistique de Balenciaga qui a complèteme­nt modifié le paysage de la mode de ces derniers mois en introduisa­nt une rupture stylistiqu­e forte. Nous n’y sommes pas encore, mais les spécialist­es assurent qu’il ne reste qu’un pas à faire pour que la mode soit totalement soluble dans les algorithme­s.

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