Les Inrockuptibles

La correspond­ance Albert Camus/ Maria Casarès, Matthew Weiner…

ALBERT CAMUS et MARIA CASARÈS se rencontren­t en 1944, rompent, puis renouent en 1948. Belles, drôles et poignantes, leurs lettres témoignent d’une passion que seule la mort de l’écrivain, en 1960, interrompr­a.

- Nelly Kaprièlian

PARMI LES CORRESPOND­ANCES AMOUREUSES D’ÉCRIVAINS QUI PARAISSENT AUJOURD’HUI – les lettres de Vladimir Nabokov à sa femme Véra, de Philippe Sollers à Dominique Rolin, et de Paul Claudel à Ysé –, celle d’Albert Camus est la seule qui comprenne également les lettres de la femme aimée. De quoi faire ressembler les autres, aussi intéressan­tes soient-elles, à d’étranges soliloques.

Et quelle femme ! Dans cette correspond­ance qu’elle entretint avec l’auteur de L’Etranger entre 1944 et 1959, l’actrice Maria Casarès se révèle l’exact contraire de ses rôles les plus marquants, que ce soit celui de la grande bourgeoise aigrie et vindicativ­e dans Les Dames

du bois de Boulogne, de l’épouse résignée dans Les Enfants du paradis, ou encore de la tragédienn­e sur les planches. Elle est généreuse, drôle, absolue. Et pourtant,

la passion qui unit Camus et Casarès n’est pas simple. Elle aurait pu virer au vaudeville, c’est-à-dire au cliché.

Depuis 1940, Camus est marié avec Francine Faure, qu’il doit laisser à Oran à cause de l’occupation allemande. Seul à Paris, il tombe, à l’âge de 30 ans, sous le charme d’une star de 21 ans : il rencontre Casarès le 6 juin 1944, lors d’une soirée, et c’est le coup de foudre. Mais elle le quitte quatre mois plus tard, quand Francine Faure rejoint son époux à Paris et donne naissance à des jumeaux.

Sauf que le hasard est insistant et les remet, un autre 6 juin (1948) sur la route l’un de l’autre : ils se croisent boulevard Saint-Germain. Cette fois, seule la mort de Camus, survenue le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture, les séparera.

Leur correspond­ance, volumineus­e – ils sont souvent séparés : Camus fait des conférence­s en Amérique du Sud, part en vacances avec sa famille, passe des mois à la campagne pour soigner sa tuberculos­e ; Casarès accumule les tournages, les tournées théâtrales, etc. –, révèle aujourd’hui une passion aussi charnelle qu’intellectu­elle qui ne fléchira jamais. Une union des plus intimes, complices, entre deux âmes soeurs, un lien quasi mystique. “Pourquoi nous laisser toujours crier sans voix et gesticuler dans la nuit ? Pourquoi ? Pour qui ? Mais pour l’autre, peut-être. Pour toi. Pour pouvoir, pour savoir te retrouver sur cette terre, car comment t’aurais-je reconnu si tu n’étais pas le seul avec lequel je suis sûre de me retrouver dans la solitude, au-delà de ta solitude et de la mienne, dans la connaissan­ce que tu as de moi et dans celle que j’ai eue de toi instinctiv­ement, du premier coup”, écrit Maria Casarès, le

21 juin 1949. “Egalement lucides, également avertis, capables de tout comprendre, donc de tout surmonter, assez forts pour vivre sans illusions, et liés l’un à l’autre, liés par les liens de la terre, ceux de l’intelligen­ce, du coeur et de la chair, rien ne peut, je le sais, nous surprendre ni nous séparer”, relate Camus, le 23 février 1950.

Tous deux sont de ces êtres généreux qui seuls peuvent s’ouvrir et s’abandonner

à un amour si incandesce­nt. L’actrice rue parfois dans les brancards, ne supportant plus cette “situation” – homme d’honneur, il ne quittera pas sa femme, surtout avec d’aussi jeunes enfants –, et dans ces cas-là, Camus tient bon, lui assure son amour. C’est sa fille et ayant droit, Catherine Camus, qui a choisi de publier les lettres d’amour fou de son père adressées à une autre femme que sa mère. Il y a quelque chose de généreux, de profondéme­nt élégant à les partager avec nous, quand d’autres à sa place auraient fait barrage. “Il parle à Maria de ce qu’il écrit, la préface à L’Envers et l’Endroit, L’Homme révolté, les Actuelles, L’Exil et le Royaume, La Chute, Le Premier Homme, il ne se sent jamais ‘à la hauteur”, écrit Catherine Camus dans l’avantpropo­s. Casarès dévoile les coulisses des théâtres, livre plein d’anecdotes amusantes, parfois cruelles à force de lucidité – elle a un vrai talent pour “croquer” les caractères – sur des acteurs tels Jean-Louis Barrault, Madeleine Renaud, etc. Elle déteste le tournage en extérieur du Orphée de Jean Cocteau en 1949, les fans qui se jettent sur elle, ceux qui la scrutent. Tous deux haïssent le jeu social : comme tous les êtres qui partagent une île secrète, l’extérieur leur paraît soudain factice, pesant, étouffant.

Leurs dernières lettres sont peut-être les plus poignantes quand on sait la tragédie qui ne va pas tarder à les séparer. Camus est parti passer Noël en famille dans le Sud. Le 30 décembre, il écrit à Maria Casarès : “Bon. Dernière lettre”, qui résonne aujourd’hui comme une prophétie. “Je te téléphoner­ai à mon arrivée, mais on pourrait peut-être convenir déjà de dîner ensemble mardi. Disons en principe, pour faire la part des hasards de la route.”

Leur correspond­ance révèle une union des plus intimes entre deux âmes soeurs, un lien quasi mystique

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En 1948, Maria Casarès joue dans L’Etat de siège d’Albert Camus
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Correspond­ance – 1944-1959 (Gallimard), 1 300 p., 32,50 €

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