Les Inrockuptibles

Bangkok Nites

Luck, une prostituée réputée, compte sur un ancien amant pour quitter la ville. Une vertigineu­se odyssée dans la capitale du sexe tarifé.

- de Katsuya Tomita Bruno Deruisseau

LA NUIT À BANGKOK, LES TOURISTES DU MONDE ENTIER

s’encanaille­nt et assouvisse­nt leurs rêves de luxure à moindre frais. Cet eldorado des plaisirs s’est si bien adapté à sa clientèle mondialisé­e qu’à chaque rue correspond une nationalit­é ou une préférence sexuelle.

Dans ce hard-discount du sexe et de la drogue, le film nous place au rayon japonais. Nous sommes dans la rue Thaniya, haut lieu de la prostituti­on exclusivem­ent fréquenté par des clients nippons. La belle Luck (Subenja Pongkorn) est le joyau de Thaniya, la no 1, le produit phare que tous désirent posséder. Elle seule peut se permettre de choisir ses clients. Mais la diva est fatiguée de la vacuité du jeu de séduction et des promesses de mariage jamais tenues. Quand Ozawa, un ancien amant interprété par le réalisateu­r en personne, refait surface, elle va donner une dernière chance à leur histoire et l’amener dans son village natal au nord du pays.

Le premier plan de Bangkok Nites, quatrième long métrage de Katsuya Tomita, est une citation tout sauf anodine. Le “Bangkok… shit !” que Luck prononce

en scrutant la ville du haut d’un gratte-ciel répond au “Saigon… shit !” prononcé par Martin Sheen dans les premiers instants d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979). Car la vocation de Bangkok en capitale de la prostituti­on et de la drogue date de la guerre du Vietnam. Les Etats-Unis négocièren­t avec le gouverneme­nt thaïlandai­s l’envoi en permission de dizaines de milliers de G.I. à Bangkok. Cette décision va à jamais changer le visage de la ville et son économie. Encore aujourd’hui et à l’image

de Luck, nombreuses sont les jeunes Thaïlandai­ses qui quittent leur campagne pour les quartiers rouges de la capitale. Si les touristes et les businessme­n ont remplacé les soldats, il se dégage de Bangkok Nites une impression de territoire­s et de corps colonisés par les puissances de l’argent. Comme les Yankees avant eux, les Japonais ont conquis Thaniya. Les filles y parlent leur langue. Les transactio­ns s’y effectuent en yens. Si l’hégémonie est indiscutab­le, Luck veut tirer son épingle du jeu. Elle compte bien conquérir la ville et le coeur d’un des colons. De l’urbanité grouillant­e à la campagne reculée, des fantômes du passé aux corps éperdus du présent, de la vulgarité de la prostituti­on à l’impossibil­ité de l’amour, de la fortune à l’infortune, Bangkok Nites embrasse une foule de trajectoir­es. Subenja Pongkorn, actrice non profession­nelle, y livre une sidérante performanc­e. Corps support de cette fresque homérique, elle traverse le film avec une légèreté sous laquelle affleure un déchirant sentiment de solitude. Film fleuve de trois heures, Bangkok

Nites est une vertigineu­se odyssée, un pur “weastern” contempora­in. Au bloc d’abîme d’un monde sans espoir, il oppose un impétueux attrait pour une beauté fugace et discrète. Pratiqueme­nt impercepti­ble, elle guide pourtant le film de sa vacillante lueur. Peu d’oeuvres auront cette année éclairé la complexité du réel d’un éclat aussi insolent de pureté et de simplicité.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France