Les Inrockuptibles

Les dingueries d’un promeneur solitaire

En 1768, LAURENCE STERNE écrit Un voyage sentimenta­l, la narration d’un périple en France. Humour fou et massacre des lois du roman, dans une traduction inédite.

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S’IL EST DIABLE POSSIBLE qu’un mot résume tout un livre, celui de “zinzin” fait l’affaire pour qualifier ce qui batifole de la première phrase à la dernière ligne d’Un voyage sentimenta­l de Laurence Sterne, paru en février 1768 à Londres, quelques jours avant que son auteur, âgé de 54 ans, n’ait l’idée idiote de mourir. Un récit ultime mais pas au sens funèbre. Après le désormais fameux La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, ce Voyage terminal est un autre sommet dans l’art de dézinguer les usages policés de l’écrit. Maxime de sa méthode, Sterne écrit : “Il faudrait savoir à la fin si c’est à nous autres écrivains de suivre les règles – ou aux règles de nous suivre !” Pourtant, les règles sont là : raconter chronologi­quement

un périple, de son début à Douvres jusqu’à son dénouement sur le chemin de l’Italie.

Mais ce tempo classique est si tordu qu’à force il se brise. “Ecrire, c’est courir”, prétendait Sterne, qui plus est en hurlant de rire. “En avant mon brave”, nous dit Yorick, le narrateur de cette galopade, dont l’identité ne sera jamais éclaircie : sûrement anglais, peut-être gentilhomm­e, sans doute philosophe, ou, qui sait ? parfait imbécile “caracolant sur un bâton”. “Il n’est rien de plus embarrassa­nt pour moi dans l’existence que d’être obligé de dire à quelqu’un qui je suis”, confie Yorick. S’ensuit un système

de dérailleme­nts qui ne sont pas des digression­s, puisqu’ici tout est tours et détours, y compris ce que l’on imagine être le droit chemin du récit. A chaque installati­on dans le confort d’une saynète, une sorte de coup de pied au cul littéraire nous en déloge promptemen­t. A Calais, la rencontre avec un moine mendiant n’est que prétexte à un traité sur l’art de ne pas faire l’aumône. A Amiens, l’ébauche d’une amourette n’est qu’occasion de disserter sur les avantages et surtout les inconvénie­nts d’une carriole de voyage surnommée la Désobligea­nte. A Versailles, l’audience accordée par un duc n’est que subterfuge pour moquer les puissants.

La révolution des situations est aussi celle de la langue. Ponctuatio­n volage, inserts foutraques, tirets à tire-larigot, Sterne se permet tout et notamment d’inventer un “parler français” où le “Mon Seignior” le dispute à une “madame de Rambouille­t” qui, interrogée sur son désir le plus ardent, répond : “Rien que de pisser.”

Explosion de la notion d’auteur, “auto-humour” brûlant, mise à sac du roman peinard par le tohu-bohu des anecdotes, Un voyage sentimenta­l est un encouragem­ent à la liberté, qui vaut pour aujourd’hui : écrire hors la loi, lire hors de soi. Gérard Lefort

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 ??  ?? Un voyage sentimenta­l, suivi du Journal à Elisa (Tristram), traduit de l’anglais par Guy Jouvet, 320 pages, 21,50 €
Un voyage sentimenta­l, suivi du Journal à Elisa (Tristram), traduit de l’anglais par Guy Jouvet, 320 pages, 21,50 €

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