Les Inrockuptibles

Story Exode, l’odyssée continue

Un docu retrace le parcours de réfugiés tentant d’atteindre l’Europe

- TEXTE Fanny Marlier

“À CHAQUE FOIS QUE TU DIS LE MOT ‘PASSEUR’, J’AI LE VENTRE QUI SE NOUE. ÇA ME RAPPELLE QUE JE VAIS BIENTÔT ÊTRE SÉPARÉE DE MES

ENFANTS.” A 65 kilomètres d’Athènes, dans le camp de réfugiés de Malaska, Nazifa prépare son départ. Cette jeune mère afghane de deux enfants en bas âge vit avec son mari dans un préfabriqu­é aménagé avec les moyens du bord, sans école ni magasin à proximité. Coincée ici depuis presque un an, Nazifa est enceinte de six mois et espère pouvoir atteindre l’Allemagne avant que son enfant naisse. Mais le couple n’a pas assez d’argent pour pouvoir partir ensemble. “Je n’aurais jamais imaginé que ce jour puisse arriver”, dit-elle en enfouissan­t son visage dans les mains pour cacher ses larmes, quelques heures avant de tenter de monter dans un avion, munie d’un faux passeport, direction Cologne.

En 2016, ils étaient quelque 350 000 réfugiés à affluer en Europe, selon les chiffres de l’ONU, contre plus d’un million l’année précédente. Le Vieux Continent a fermé ses portes sous la pression d’une opinion hostile et de la montée des populismes. La Macédoine, la Hongrie et la Croatie ont érigé des barrières de plusieurs mètres de hauteur le long de leurs frontières. Comme Nazifa, ils sont des milliers de réfugiés à vivre pendant plusieurs mois dans des camps en Grèce, en Albanie ou en Serbie, et à tenter de rejoindre illégaleme­nt l’Allemagne, la France ou l’Angleterre. “Entre une barrière et un homme, c’est toujours l’homme qui gagne”, dit l’un d’entre eux en escaladant des barbelés. Quand d’autres perdent la vie dans ces traversées.

Diffusé en octobre 2016 sur Canal+, le premier volet d’Exode racontait l’histoire humaine et les périples de ces réfugiés de l’intérieur. Munis de smartphone­s, Isra’a, Sadiq, Hassan et les autres filmaient au plus près leur aventure hors norme, pour fuir la guerre ou la misère de leurs pays d’origine. Réalisée par James Bluemel, lancée par la société de production engagée KEO Films, coproduite par la BBC et en France par Canal+, l’oeuvre a reçu l’Emmy Awards du meilleur documentai­re internatio­nal. Comment vivent-ils aujourd’hui dans leurs pays d’accueil ? Et comment les nouveaux arrivants font-ils pour rejoindre cette Europe dont ils rêvent tant ? C’est à ces questions qu’a souhaité répondre cette suite intitulée Exode, l’odyssée continue, en racontant, une nouvelle fois, l’histoire du point de vue des réfugiés. “Après la diffusion du premier volet, la crise des réfugiés a commencé à être de moins en moins traitée dans les médias alors que la situation n’avait pourtant pas été réglée. Au contraire, elle empirait”, explique James Bluemel, qui a tenu à montrer cette évolution. Et l’empathie du téléspecta­teur grandit au fur et à mesure que les récits s’enchaînent. “A tel point que la question de savoir s’il faut les accueillir ou pas ne

“La Cour suprême peut choisir de me donner la vie ou de me condamner à mort” SADIQ, DEMANDEUR D’ASILE EN FINLANDE

se pose plus. Ils sont dans une telle détresse que l’on ne peut que leur tendre la main”, résume Fabrice Gerardi, qui a monté et coréalisé la version française.

Tout comme son grand frère, donc, ce deuxième film a été découpé en plusieurs épisodes pour sa version anglaise, alors que sa variante française prend la forme d’un film de quatre-vingt-dix minutes où les cheminemen­ts des uns et des autres s’entremêlen­t. Ici aussi, quand ils ne sont pas suivis de journalist­es, les témoins de ce documentai­re se filment à l’aide de smartphone­s et commentent, face caméra, leur épopée. Des images inédites pour une immersion au coeur de cet exode de population­s en quête de sécurité, de paix, ou tout simplement d’un avenir meilleur.

C’est le cas de Moussa, un jeune Guinéen arrivé au Maroc pour tenter de rejoindre l’Espagne en passant par Ceuta, cette enclave espagnole qui possède une frontière directe avec le pays d’Afrique du Nord. “Tout le monde s’en va, il n’y a rien en Guinée. La vraie vie, c’est en Europe, pas ici en Afrique”, dit-il le regard tourné vers la côte espagnole. Comme lui, ils sont environ 3 000 Africains à tenter de franchir les barrières de six mètres de haut pour rejoindre l’Europe. Et l’on découvre qu’à quelques kilomètres des barbelés, dans la forêt, une organisati­on autobaptis­ée “le gouverneme­nt” a mis en place une sorte de camp d’entraîneme­nt de fortune pour les migrants qui souhaitent passer la frontière. “Général”, “bunker”, “guerrier”, “soldats”… la milice reprend à son compte le vocabulair­e militaire pour ces jeunes qui dorment à même le sol sous des toiles en plastique suspendues aux branches. “Ici c’est l’enfer”, résume Moussa, déterminé à se rendre en Europe. Il sera arrêté à la frontière et emprisonné pendant trois mois au Maroc avant de retenter sa chance. Direction ensuite Belgrade, en Serbie, où l’on rencontre Azizulah, qui vit depuis sept mois dans une gare désaffecté­e. “Je pensais être coincé ici pendant une dizaine de jours à peine”, raconte-t-il les pieds dans la neige. Il est afghan et, comme beaucoup, c’est contraint qu’il a dû quitter son pays. Son frère, traducteur pour l’armée américaine, a été tué dans un tank. “La bombe l’avait

tellement défiguré qu’on ne pouvait plus le

reconnaîtr­e.” En 2016, l’Union européenne a déclaré l’Afghanista­n comme un pays sûr, et a annoncé que les Afghans n’obtenant pas de demande d’asile seraient renvoyés dans leur pays. Ces dernières années, le nombre de victimes civiles dans ce pays a pourtant continué d’augmenter, si l’on en croit les chiffres publiés par la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanista­n (Manua). L’année dernière, 11 418 personnes ont été tuées ou blessées. Alors Azizulah vit là en attendant de trouver l’argent qui lui permettra de payer un passeur, et dort dans un vieux wagon décati. Il raconte le froid, la violence des policiers, et l’enjeu de passer à tout prix à travers les grillages. Azizulah va rester caché pendant cinq jours à l’arrière d’un camion sans connaître sa destinatio­n avant de reconnaîtr­e des voix espagnoles. Peut-être s’installera-t-il ici, à Tudela, le temps de réunir l’argent nécessaire pour payer ses dettes.

S’il ne montre pas cette fois-ci les traversées de réfugiés à bord de canots pneumatiqu­es bondés, Exode, l’odyssée

continue raconte la résilience de ces gens prêts à tout pour vivre en paix. Les checkpoint­s, les faux passeports, les passeurs encore plus chers qu’avant et surtout, l’attente… “Nous avons filmé des gens profondéme­nt désespérés, qui ont tout laissé pour venir en Europe, tout en sachant qu’ils se retrouvera­ient dans une situation incertaine et que la route serait sinueuse et longue. Ils préfèrent passer par là plutôt que d’affronter la mort”, nous explique le réalisateu­r James Bluemel.

Il y a aussi ceux qui sont restés, comme Saed. Ce jeune Irakien issu de la communauté des yézidis vit dans un camp de réfugiés depuis trois ans. Pourchassé­s par Daech, lui et sa famille ont dû tout quitter. Avec ses maisons détruites et ses champs de ruines, son ancien village s’est transformé en une ville fantôme. “Faites attention, il y a encore des

mines”, indique-t-il aux journalist­es, à quelques mètres des débris qui formaient auparavant sa maison. Son frère Tamir vit, lui, à Lincoln, dans le Nebraska. Il est arrivé aux Etats-Unis deux mois à peine avant l’élection de Donald Trump et son désormais célèbre “Only America first”. Aujourd’hui employé de McDonald’s, il a bénéficié d’un visa spécial d’immigratio­n attribué aux traducteur­s irakiens ayant travaillé avec l’armée américaine. Il espérait que sa famille puisse le rejoindre un jour, mais c’était avant que le président américain ne mette l’Irak sur une liste de pays bannis. “On a fait de nos familles des cibles pour les groupes terroriste­s en collaboran­t avec l’armée américaine. Et on espérait qu’ils nous donnent quelque chose en retour pour avoir pris ce risque”, lâche

Tamir, désabusé. “Ils ont réduit à néant tous nos espoirs”, renchérit son frère. Malgré ces parcours traumatisa­nts, le documentai­re apporte quelques notes d’espoir. On retrouve notamment Sadiq, ce jeune Afghan dont les caméras de James Bluemel avaient suivi le périple en 2015. Après avoir traversé près de onze pays, le voilà arrivé dans un camp de réfugiés à Helsinki depuis bientôt un an. En Afghanista­n, Sadiq aussi était traducteur auprès des forces armées étrangères. Sa demande d’asile a été rejetée en première instance, alors on attend avec lui le verdict de l’appel. “La Cour suprême peut choisir de me donner la vie ou de me condamner à mort”, dit-il. L’obtention de son permis de résidence est certaineme­nt l’un des plus beaux moments du documentai­re.

Et puis il y a Isra’a, la petite Syrienne de 13 ans, qui vendait des cigarettes avec son père dans les rues d’Izmir, en Turquie, avant d’atteindre la Grèce dans un canot et de marcher des kilomètres sous la pluie. Aujourd’hui, elle et sa famille vivent à Cologne, en Allemagne. Et l’on suit même Isra’a pour son premier jour d’école. “Je ressens beaucoup de fierté en regardant les images”, nous dit-elle simplement. Même si l’histoire se termine bien pour elle, le traumatism­e reste encore bien présent. “A chaque fois que je vois du sang, je pense à la Syrie. Je n’oublierai jamais comment les bombes ont détruit notre appartemen­t et tout ce qu’il y avait à l’intérieur.” Dans quelques années, Isra’a se voit devenir médecin, toujours en Allemagne. “C’est mon pays désormais.”

L’autre personnage féminin très fort de ce second volet est Nazifa, jeune maman afghane qui quitte ses deux enfants pour se rendre en Allemagne. Le déchiremen­t est total. “C’était l’un des moments les plus durs de notre vie”, témoigne avec beaucoup de pudeur Latheef, son mari. Pour Fabrice Gerardi, c’est une évidence : “Je suis convaincu que ce sont les femmes qui puisent le plus dans l’espoir. C’est pourquoi je fais toujours attention à les mettre le plus en avant dans le documentai­re.”

Quel regard Isra’a portera-t-elle sur son parcours dans quelques années ? Où en sera la situation en Syrie à ce moment-là ? Nazifa aura-t-elle réussi à faire venir sa famille en Allemagne ? On espère qu’un troisième documentai­re viendra répondre à ces questions. “C’est difficile de réaliser ce que nous avons vécu à moins de l’avoir vécu”, explique Sadiq, le regard perdu sur les inscriptio­ns “Refugees go home” (“Réfugiés, rentrez chez vous”) gravées sur un pont. Exode, l’odyssée continue nous en donne en tout cas des clés de compréhens­ion précieuses.

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Son épouse partie en Allemagne, Latheef doit rester en Grèce avec ses enfants

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