Les Inrockuptibles

Chimamanda Ngozi Adichie

L’auteure nigériane féministe est à Paris cette semaine, invitée d’honneur de La Nuit des idées

- TEXTE Anne Laffeter et Géraldine Sarratia

“J’ESPÈRE QUE PROMOUVOIR LES IDÉES AUXQUELLES

JE CROIS AIDE À AMENER LE CHANGEMENT”, nous confie Chimamanda Ngozi Adichie, jointe à son domicile à Lagos. La romancière et essayiste nigériane sera le 25 janvier l’invitée d’honneur de la soirée parisienne de La Nuit des idées. Pour sa troisième édition internatio­nale, ce rendez-vous dédié à la pensée contempora­ine reprend le slogan phare de 1968, “L’imaginatio­n au pouvoir”, et réunit des têtes d’affiche telles que Patrick Boucheron à l’Inha (Institut national d’histoire de l’art) et Michaël Foessel à la Rotonde de Stalingrad à Paris, Christiane Taubira à Montréal ou Cynthia Fleury à New York. Chimamanda Ngozi Adichie, elle, sera reçue au Quai d’Orsay.

En quelques années, cette romancière et essayiste nigériane est devenue une rock-star. Une notoriété qu’elle doit à ses romans et essais, les superbes, caustiques et engagés

L’Autre Moitié du soleil, Americanah et Nous sommes tous des féministes, mais également à son charisme et incomparab­le talent de conteuse humaniste et généreuse qui emporte les auditoires. Sa conférence TED “We should all be feminists”, prononcée en 2012, a eu un impact mondial ; elle est même devenue un étendard du féminisme pop : Beyoncé l’a reprise dans une chanson et Dior l’a élevée au rang de slogan en imprimant son titre sur des T-shirts (vendus plus de 500 € pièce). Une réappropri­ation qui ne gêne pas l’écrivaine, loin de là : “Les T-shirts ? Je trouve ça cool. Mes neveux et nièces pensent à présent que je le suis ! Sérieuseme­nt, je ne pense pas que ça soit une mauvaise chose. Le féminisme ne doit pas forcément être un engagement total, il y a différents niveaux. Une partie de la population se sent reliée au féminisme grâce à ces T-shirts. Je sais qu’il y a une frange du féminisme

“La sexualité et le sexe doivent se construire sur une base d’égalité. Il faut faire de la place au plaisir des femmes, à leurs désirs” CHIMAMANDA NGOZI ADICHIE

qui n’aime pas cela et qui pense que toute alliance avec le capitalism­e est très mauvaise pour le féminisme. Je ne pense pas cela. Je suis pragmatiqu­e.”

En avant-goût de sa performanc­e parisienne, l’écrivaine a répondu à nos questions : son engagement féministe, le mouvement #MeToo et l’affaire Weinstein, l’importance de l’éducation, de la déconstruc­tion des stéréotype­s, la place des pays et des auteurs africains dans la globalisat­ion, ou encore le rôle de la fiction pour sensibilis­er aux inégalités contempora­ines. Entretien.

Comment en êtes-vous arrivée à vous considérer comme féministe et à le promouvoir dans des conférence­s comme La Nuit des idées ?

Chimamanda Ngozi Adichie — J’ai toujours été féministe. J’étais féministe avant de savoir ce que ce mot voulait dire, j’étais une petite fille consciente que le monde n’autorise pas les mêmes choses aux femme qu’aux hommes. Il n’y a pas eu de déclic, j’ai toujours été en colère à cause des injustices de genre. Je n’ai jamais eu l’intention de devenir porte-parole du féminisme. Je me vois comme une conteuse, je suis une écrivaine. Mais j’ai aussi la chance d’avoir une plate-forme pour promouvoir ce en quoi je crois et le féminisme en fait partie. Je n’ai pas pensé que ma conférence TED “Nous devrions tous

être féministes” de 2012 prendrait une telle ampleur, au contraire ! Son succès m’a surprise, j’ai parfois voulu me réfugier dans la lecture et l’écriture, mais je continue car ma faim de changement est plus forte que moi.

Qu’avez-vous pensé du scandale Weinstein et de ses suites ? Aux Etats-Unis et en France, cela a eu un fort impact. Qu’en est-il au Nigeria, en Afrique ?

Au Nigeria, cela n’a pas eu le même impact, mais quand même de l’effet. Les Etats-Unis ont une telle puissance culturelle que leurs révoltes résonnent dans le monde. Après le mouvement #MeToo, des femmes nigérianes ont commencé à parler de leurs expérience­s. Elles racontent leurs histoires sur les réseaux sociaux, des étudiantes parlent des agressions ou du harcèlemen­t de leurs professeur­s, fréquent au Nigeria mais dont personne ne parle. Ce n’est pas encore un grand mouvement mais c’est un commenceme­nt.

Quel est l’état du féminisme au Nigeria ?

Il existe… Pas autant que je voudrais mais il est là ! Cela concerne surtout les jeunes génération­s. Les jeunes femmes que je rencontre se qualifient volontiers de féministes et ont envie de raconter ce qui leur arrive. Et c’est ce dont il s’agit pour moi : raconter son histoire. Il y a aussi quelques hommes, trop peu à mon sens, qui pensent leur genre et en parlent honnêtemen­t. Bien que certains Nigérians se disent féministes, l’hostilité envers le féminisme et envers moi, qui l’incarne, est encore grande.

Quatre mois après l’affaire Weinstein et le début de #MeToo, quel bilan peut-on tirer ?

J’espère que ce n’est qu’un début. Il y a encore beaucoup à faire. Dans l’ensemble, je suis heureuse et pleine d’espoir, même si je sais que l’histoire des rapports entre les femmes et les hommes nous apprend que c’est souvent deux pas en avant et un pas en arrière. Quand les femmes parlent collective­ment ou veulent plus de droits, les réactions violentes ne tardent jamais. J’estime que si un homme est accusé publiqueme­nt de harcèlemen­t, il est important de connaître les détails des faits reprochés pour qu’on puisse ensuite collective­ment proclamer que c’est inacceptab­le. Je dis cela parce que certains pensent que ce qui se passe est une attaque contre les hommes.

Avez-vous entendu parler du mouvement français #Balanceton­porc ?

Oui, je le trouve très similaire au mouvement #MeToo. Des femmes y racontent leurs histoires et c’est une bonne chose. Dans le monde entier, il existe une impulsion culturelle qui vise à faire taire les femmes. Les exemples les plus dramatique­s se déroulent au Moyen-Orient. Dans une moindre mesure, ce courant est aussi présent en Europe, mais de manière plus discrète. Tout ce qui s’oppose à cette impulsion est une bonne chose.

Qu’avez-vous pensé de la création du fonds Time’s Up par des actrices américaine­s et de sa promotion lors de la dernière cérémonie des Golden Globes ?

Les femmes en position de pouvoir sont bien sûr aussi victimes de harcèlemen­t sexuel, mais je crois que le mouvement actuel concerne en réalité des femmes ordinaires. Que des célébrités en parlent permet d’obtenir une bonne couverture médiatique, mais je veux entendre les histoires tragiques des femmes qui n’ont pas le pouvoir de faire porter leur voix, celles qui à cause du sexisme et du harcèlemen­t ont dû abandonner leur travail, n’ont pas obtenu leurs diplômes. On peut virer ou punir des hommes mais que peut-on faire pour réparer ces injustices – sans forcément parler d’argent –, ces années d’opportunit­és perdues ?

Un texte signé par cent femmes françaises, dont Catherine Deneuve, s’inquiète d’un retour du puritanism­e, d’une atteinte à la liberté sexuelle et d’un risque de censure dans l’art à cause de l’élan féministe actuel. Que pensez-vous de ces arguments ?

Que des gens s’attaquent à l’art d’un point de vue moral n’est pas une critique valable de #MeToo car ce n’est pas son propos. C’est une manière d’utiliser des extrêmes, d’instrument­aliser et d’hystériser le débat pour décrédibil­iser un mouvement entier. Ce qui se passe actuelleme­nt concerne des femmes qui parlent de harcèlemen­t sexuel. On ne parle pas de sexe. Les femmes aiment le sexe, les femmes veulent du sexe, mais elles veulent que ce soit consenti. Je ne vois pas en quoi #MeToo devrait inquiéter la culture. On ne va pas tous se mettre d’accord pour recouvrir les sculptures du Louvre !

“On doit changer la façon dont on élève les enfants, sortir des représenta­tions accolées au féminin” CHIMAMANDA NGNOZI ADICHIE

On entend de plus en plus parler de déconstruc­tion de la virilité, de masculinit­é moins rigide et stéréotypé­e. Est-ce important pour avancer vers l’égalité ?

Absolument. Le féminisme ne concerne pas que les femmes. Les hommes doivent faire partie de la conversati­on. Certes, ils appartienn­ent au groupe privilégié et le monde leur offre plus de dignité, mais ils sont aussi affectés négativeme­nt par la manière dont on construit la masculinit­é. On ne leur donne pas les bons outils pour exprimer leurs émotions, être à l’aise avec la vulnérabil­ité. Nous sommes tous vulnérable­s. D’une étrange manière, c’est comme dire que le groupe privilégié est en fait le plus faible. On demande constammen­t aux femmes de satisfaire les ego des hommes parce qu’ils sont fragiles ou de satisfaire leurs besoins physiques et émotionnel­s. Si les hommes sont si puissants, pourquoi les femmes doivent-elles constammen­t s’occuper d’eux ? On doit réinventer la masculinit­é. J’aime utiliser Barack Obama en modèle positif de masculinit­é. Il s’identifie comme féministe. Il est beau, intelligen­t et attentionn­é. Sa relation avec sa femme montre qu’il considère les femmes comme ses égales. Ce ne doit pas être le genre d’homme qui a peur de dire “je suis désolé” ou “je ne sais pas”, à penser qu’apprendre quelque chose d’une femme le diminue. Si les hommes pensaient les femmes comme étant véritablem­ent leurs égales, ils se demanderai­ent si elles ont vraiment envie de voir leur pénis. Que pensez-vous de ceux et celles qui estiment qu’un rapport égalitaire entre les hommes et les femmes serait une atteinte à la liberté sexuelle ?

Cet argument troublant signifie que l’acte sexuel entre deux humains doit se dérouler quand l’homme est supérieur. Dire que l’égalité réduit la sexualité signifie que le sexe et la sexualité sont basés sur la supériorit­é de l’homme. Ce n’est pas vrai ! Je crois totalement en une sexualité entière pour les femmes. Presque partout dans le monde nous ne l’avons pas, les femmes ne sont toujours pas autorisées à être sexuelles, elles sont encore punies. Des femmes se font tuer dans certains endroits du monde pour avoir commis l’adultère ou pour avoir eu un rapport sexuel. Aux Etats-Unis, il existe aussi des pratiques comme le “slut-shaming”, une manière d’humilier une femme en publiant des images d’elle nue sur internet. Je me suis toujours demandé pourquoi on ne pouvait pas humilier les hommes ? Parce que les hommes ont le droit d’être des êtres sexuels. Les femmes devraient pouvoir accéder

“Dans mon écriture, j’ai été davantage influencée par la littératur­e que par des écrits théoriques féministes” CHIMAMANDA NGOZI ADICHIE

pleinement à leur sexualité. La sexualité et le sexe doivent se construire sur une base d’égalité. Il faut faire de la place au plaisir des femmes, à leurs désirs.

Est-il important d’avoir une pensée intersecti­onnelle, de penser conjointem­ent la race, la classe, le genre ?

Etre une femme noire mêle tout le temps la question de la classe et du genre. Je ne me réveille pas un jour en choisissan­t d’être noire et un autre jour en choisissan­t d’être une femme. Je suis les deux. Je suis féministe, je suis aussi une féministe noire. Je crois profondéme­nt que les femmes de toutes les races et venant de toutes les classes ont quelque chose en commun. Toutes les femmes à travers le monde sont diminuées parce qu’elles sont femmes, et en même temps la manière dont cela se manifeste dépend de la classe et de la race qui vont influencer l’expérience du genre.

Est-ce que la montée des fondamenta­lismes religieux vous alarme ?

Beaucoup. Malgré tout, je pense que la religion peut avoir un rôle positif. Je viens d’une famille religieuse, mon père est un catholique croyant. C’est difficile pour moi d’être totalement anti-religion. Mais la façon dont elle est politisée, instrument­alisée par la politique m’alarme. C’est un de mes rêves pour ce monde : que la religion et la politique ne se mêlent en aucun cas.

L’envie que les choses changent vous anime, fait de vous une féministe active. Quelles sont les clés du changement ?

Très bonne question… dont je n’ai pas la réponse. On doit changer la façon dont on élève les enfants, sortir des représenta­tions accolées au féminin. On peut apprendre aux petites filles qu’une femme peut devenir présidente, qu’une femme de pouvoir ce n’est pas mal… Il est important de transmettr­e aux petites filles puis aux femmes l’idée et la certitude qu’elles valent autant qu’un homme. Qu’elles comptent en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Il est également essentiel d’éduquer les hommes et les petits garçons. Leur apprendre que les femmes ne leur appartienn­ent pas, que les femmes sont leurs égales. Je ne ressens pleinement cette idée nulle part dans notre monde, pas même en Scandinavi­e.

Quels ont été les figures féministes ou les écrivains qui ont forgé votre pensée ?

L’écrivaine Ama Ata Aidoo a beaucoup compté. Je l’admire profondéme­nt. C’est une femme africaine et une féministe incroyable, très pragmatiqu­e. J’admire la façon dont elle a mené sa vie, ses choix. Elle se considère vraiment comme l’égale d’un homme. Dans mon écriture, j’ai été davantage influencée par la littératur­e que par des écrits théoriques féministes. Toni Morrison, Mary McCarthy… Ces écrivaines ont un point de vue féministe fort, même si elles ne parlent pas forcément de féminisme. Certaines rejettent cette étiquette même si, bien sûr, elles le sont. Je pourrais aussi citer Elizabeth Hardwick ou un homme comme Chinua Achebe. Quand je n’arrive pas à écrire, je lis souvent des poésies de Derek Walcott. Ecrivez-vous chaque jour ? J’aimerais ! J’envie ces écrivains qui écrivent tous les jours. Je n’y arrive pas. J’essaie de lire chaque jour. Pourquoi écrivez-vous ? Parce que je le dois. C’est ce qui donne un sens à ma vie. Je crois que je suis née pour ça.

A vos débuts, on vous a dit que le Nigeria n’intéresser­ait personne. C’était difficile de devenir et d’être une écrivaine africaine ?

C’était vrai quand j’ai publié mon premier roman. Un agent m’avait dit qu’il aimait ma façon d’écrire mais qu’il ne savait pas comment me positionne­r pour me vendre. Je ne ressemblai­s pas aux écrivains africains contempora­ins qu’il connaissai­t. Cela a changé. Les éditeurs connaissen­t mieux la littératur­e africaine contempora­ine. Mais l’Afrique reste étrangère. Un éditeur m’a dit une fois que les Occidentau­x ont des difficulté­s à s’identifier à elle, à ses personnage­s. J’ai trouvé ça drôle parce que j’ai passé mon enfance et mon adolescenc­e à lire des livres du monde entier et à m’identifier aux personnage­s ! Quand il s’agit d’Afrique, on s’attend encore à un certain type de récits qui parlent de luttes, de combats. Les lecteurs et éditeurs occidentau­x ont parfois l’impression qu’une histoire avec des Africains en bonne santé, riches, ce n’est pas “la vraie Afrique”. “La vraie Afrique”, finalement, c’est celle qui n’est pas l’égale de l’Occident.

Je me souviens d’une anecdote qui s’est passée il y a des années. J’étais jurée dans un festival de courts métrages documentai­res. J’avais choisi un film d’un jeune Malien qui montait son entreprise d’électricit­é. Il essayait d’amener l’électricit­é dans son village. J’étais la seule Africaine dans le jury, et la seule à avoir choisi ce film. Les autres aimaient les histoires de gens à qui l’on venait en aide, comme celle d’une fille qu’une fondation occidental­e aidait pour aller à l’école. Cela m’avait choquée. Il était clair que les Africains se sentiraien­t plus proches d’une histoire dans laquelle un Africain essayait de s’en sortir par lui-même et d’aider sa communauté. J’ai l’impression que l’Africain est encore vu comme une personne dénuée d’ambition, pas supposée avoir envie de gagner de l’argent. Mais cela change et je pense que la technologi­e a beaucoup à voir là-dedans. Les Africains sont sur internet et commencent à écrire leurs histoires.

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