Les Inrockuptibles

Omar Youssef Souleimane

Dans Le Petit Terroriste, le Syrien raconte son éducation salafiste, son apostasie et sa quête de liberté

- TEXTE Léonard Billot PHOTO Etienne Gallerand pour Les Inrockupti­bles

“ÇA AURAIT PU ÊTRE MOI.” Cette phrase, chacun de nous l’a pensée, au moins une fois. Peut-être à New York en 2001, à Madrid en 2004, à Londres en 2005, à Berlin en 2016, à New Delhi, à Sousse, à Bagdad, au Caire, à Bruxelles, à Damas, à Nice, à Kaboul, à Orlando, à Gao, à Barcelone, à Mogadiscio. Ou peut-être à Paris. “Ça aurait pu être moi.” La combinaiso­n de ces cinq mots, aveu d’effroi teinté d’un soulagemen­t coupable, est désormais la formule la plus universell­e du monde. Un slogan aux sept milliards et demi d’usagers. Le mantra d’une époque bouleversé­e.

Omar Youssef Souleimane lui aussi a pensé cette phrase. Le 7 janvier 2015. Dans la presse, il apprend la tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo. Alors, suivant le flot de l’émotion, il court place de la République. “Sur la statue, un garçon et une fille montent, Coran en main, en arrachent les pages et dispersent les feuilles. A ce moment-là, des gens dans la foule leur crient : ‘Pas d’amalgame !’ En regardant les pages voleter dans les airs, j’ai l’impression d’y lire le récit de ma vie. Quand je croyais à l’idée d’al-Qaeda. Quand mon rêve le plus cher était d’être jihadiste. Si je ne m’étais pas libéré de cela, j’aurais pu être un des tueurs de ce matin-là.” Cette révélation traumatiqu­e, assure Omar Youssef Souleimane quand on le rencontre dans un café parisien, sert de point de départ au projet du Petit Terroriste, le récit fulgurant qu’il vient de publier. Il y raconte son enfance de jeune Syrien élevé en Arabie saoudite dans une famille salafiste.

Aujourd’hui, Omar Youssef Souleimane est apostat, poète et exilé politique. A 30 ans seulement, il a été aspirant jihadiste mais aussi correspond­ant de presse sous le régime de Bachar al-Assad, révolution­naire lors du printemps syrien, clandestin traqué par les services secrets du régime, poète et désormais écrivain réfugié en France. Mais c’est plus

succinctem­ent que le trentenair­e se présente : “Je suis quelqu’un qui cherche toujours, jusqu’à la mort, comment être libre.”

Et la première des libertés qu’a prise le jeune Omar, c’est celle de renier le Coran. Né en 1987 à Quoteifé, un petit village sur les plateaux du Kalamoune à une quarantain­e de kilomètres au nord de Damas, il est le fils d’un couple de dentistes pieux. A la maison, l’islam sunnite sert de dogme strict. “Ordonnez à vos enfants d’accomplir la prière à l’âge de 7 ans et frappez-les s’ils refusent à l’âge de 10 ans”, psalmodie le père.

Au début des années 2000, la famille Souleimane emménage à Riyad, en Arabie saoudite. Le jeune Omar est inscrit dans une école coranique. Dans un coin de la salle de classe, le drapeau saoudien vert aux sabres blancs annonce : “Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et Mohammed est son messager”.

“C’est dur, mais quand tu as tout perdu, tu n’as plus peur de rien. Moi, je n’ai plus peur. D’écrire, de dire, de parler” OMAR YOUSSEF SOULEIMANE

On y suit la Charia. On y apprend la parole du Prophète, la haine des Juifs et celle des Américains. Omar, comme tous ses camarades, idolâtre Ben Laden. Il n’a pas 15 ans et rêve de jihad et de rejoindre l’Afghanista­n. Déjà, pourtant, sa foi est mise à l’épreuve. Par les courbes du visage de l’assistante de sa mère qui ne se voile pas devant l’enfant qu’il est, par quelques élans masturbato­ires coupables aussi.

C’est un pèlerinage à la Mecque qui entérine la fracture. Entouré de trois millions de croyants qui piétinent autour de la Kaaba, l’adolescent s’interroge, alors qu’il s’attendait à être touché par la grâce divine. “Pourquoi on tourne comme ça ? Pourquoi on fait des allers-retours ? Ne pourrions-nous pas faire la même chose autour de n’importe quel bâtiment dans une ville quelconque ?

Allah n’est-il qu’à la Mecque ?” Le jeune homme croit être devenu le jouet du diable, il s’ouvre en fait au doute cartésien. Revenu à Riyad, Omar s’emploie à relire le Coran, qu’il connaît par coeur depuis l’âge de 5 ans. Mais cette fois, “sans tabou”. Pendant deux ans, notamment guidé par les travaux de l’intellectu­el égyptien Taha Hussein qui remet en question l’authentici­té du Coran, l’adolescent se détache de l’islam : “C’est le Coran qui m’a rendu athée. C’est un texte ridicule. Je suis désolé, mais quand tu lis les versets coraniques, ce ne sont que des conneries. On dirait les mots de quelqu’un qui est soûl.”

Aujourd’hui, l’auteur syrien assume cette radicalité, reflet en négatif de celle qui a guidé son enfance. “L’islamisme n’est pas une religion, c’est une mafia. Il faut arrêter avec Allah machin et Mohammed truc. La vérité, c’est que les islamistes ne sont motivés que par l’argent, les femmes et

les du armes. monde Comme arabe, il la y a mafia. des penseurs Dans l’histoire et des poètes les idées magnifique­s, véhiculées par mais des on imams a préféré terroriste­s. suivre Des histoire jihadistes soit effacée, qui ont oubliée, voulu mise que notre à distance.”

Le Coran condamne de mort l’apostasie. Pendant deux ans, Omar Youssef Souleimane va cacher son rejet de l’islam. De retour en Syrie, il passe son bac, avant d’annoncer la nouvelle à ses parents, qui ont divorcé entre-temps. Sa mère finira par accepter son choix, pas son père. “Il m’a ‘dégagé’ et aujourd’hui encore, je vis un grand problème avec le reste de ma famille.”

Le destin du Syrien est jalonné de ruptures, de déracineme­nts et d’exils. Quitter la maison paternelle a été le premier d’entre eux. “Mais l’exil est parfois nécessaire pour gagner sa propre liberté.” Libre et athée, le jeune homme de 20 ans s’inscrit en littératur­e arabe à l’université de Homs et devient correspond­ant de presse. “Sous pseudo, car je risquais

la prison.” Quand la révolution syrienne éclate, en mars 2011, il arrête d’écrire pour filmer “les manifs, les victimes, les cadavres…” Bachar al-Assad met Damas à feu et à sang. “Notre rêve de liberté est devenu un cauchemar.” Traqué par les services de renseignem­ent, Omar fuit le régime. Via la Jordanie, il rejoint la France, où il obtient l’asile politique.

Depuis 2012, il habite en région parisienne et n’est jamais retourné

dans son pays. “J’ai tout perdu en partant. Mon père est mort il y a quelques mois, je ne l’avais plus vu depuis six ans. La maison où il y avait tous nos souvenirs a été bombardée. Beaucoup de monde a été tué, presque tous les amis que je connaissai­s. Perdre autant, c’est dur, mais quand tu as tout perdu, tu n’as plus peur de rien. Moi, je n’ai plus peur. D’écrire, de dire, de parler. Si je garde le silence, ça veut dire que je suis mort. Alors il faut continuer de crier, de créer sa propre révolution.” Rentrer ? Omar Youssef Souleimane n’y croit pas : “Aujourd’hui, la Syrie n’existe plus.”

Alors, c’est l’écriture qui lui sert de refuge. Omar commence à versifier dès l’adolescenc­e. A 19 ans, il publie son premier recueil de poèmes. Cinq autres suivront. Ecrire pour échapper à la rigueur de la vie, à l’horreur du régime. “Transforme­r

la vie quotidienn­e en fantasme”. Dans le monde arabe, la langue littéraire ancienne s’apprend dès le berceau. Elle est indispensa­ble à la compréhens­ion du Coran. Omar a grandi dans “un monde

de langue et de poésie”. Ses premiers écrits convoquent les chansons traditionn­elles de sa grand-mère, les paysages de villages et les couchers de soleil syriens. Son art s’affine à la lecture des poètes abbâssides pré-islamiques et du Libanais exilé Elia Abû Mâdi, qui sublime le bonheur. De quelques Français aussi, Aragon, Eluard, Rimbaud, dont les oeuvres sont autorisées en Syrie. Désormais, ce sont la joie et l’espoir qui irriguent ses lignes. “On a déjà beaucoup trop pleuré.” Le Petit Terroriste est un livre important pour Omar Youssef Souleimane. C’est son premier récit et le premier texte qu’il a écrit en français. “Maintenant, je suis aussi un réfugié de la langue”, dit-il en souriant. Le français, dont il ne connaissai­t presque rien il y a cinq ans, est désormais pour lui “la langue charmante de la liberté”. Ce mot, le premier qu’il ait appris, c’est Paul Eluard qui le lui a soufflé. Le Petit Terroriste (Flammarion), 224 p., 17 €

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