Les Inrockuptibles

en Roumanie

Le trafic sexuel des femmes y est un marché florissant… Comment sortir de l’enfer de la prostituti­on ?

- TEXTE Laurène Daycard

ANGELA DÉTESTE LES JOURNALIST­ES. “Ça ne sert à rien

de parler, les filles se font toujours trafiquer”, s’emporte-t-elle. Assise à la terrasse d’une demeure moderne de l’ouest du pays, la jeune femme de 28 ans aux grands yeux verts profite des derniers rayons de soleil de la journée. Avec son caractère bien trempé et son allure à la mode, perfecto en cuir et legging noir, on a du mal à imaginer qu’elle revient d’aussi loin.

Nous sommes dans l’un des rares centres de Roumanie accueillan­t des victimes de trafic sexuel. Angela y a vécu plusieurs années. Comme d’autres aiment revenir dans la maison de leur enfance, la jeune femme a roulé une trentaine de minutes pour venir y passer l’après-midi. Pour y arriver, il faut emprunter la route de terre d’un village typique de la région, avec ses rangées de petites maisons coquettes et le clocher d’une église orthodoxe surgissant à l’horizon. On distingue le centre à l’immense banderole “Not for sale” – “Pas à vendre” – accrochée entre deux poteaux du jardin.

A la tête de l’ONG Generatie Tanara, Mariana Petersel, petite dame aux courts cheveux argentés, a fondé ce refuge au début des années 2000. C’est l’une des plus anciennes

activistes anti-trafic du pays et c’est aussi sa maison, qu’elle partage au gré des placements. Angela y était arrivée à 14 ans grâce à l’interventi­on directe de Miss Mariana, comme tout le monde l’appelle ici. Elle était de passage au commissari­at de la ville natale d’Angela lorsqu’elle a entendu parler de cette ado cumulant les amendes pour racolage. Elle avait ordonné aux agents d’agir pour la libérer des griffes de son trafiquant. “Les policiers sniffaient des rails de cocaïne avec lui”, assure la septuagéna­ire. Malgré ses remontranc­es contre les journalist­es, Angela se livre en enchaînant les cigarettes. Angela n’est pas son vrai prénom, c’est celui qu’elle avait adopté lorsqu’elle a commencé à faire le trottoir, à l’âge où d’autres jouent encore à la poupée. A l’époque, son père est décédé, sa mère l’a abandonnée pour se remarier et elle est forcée de mendier pour trouver de quoi manger. Un soir, en boîte de nuit, elle fait la connaissan­ce d’un jeune homme qui lui propose d’emménager avec lui afin qu’il prenne soin d’elle. “Je suis tombée amoureuse”, affirme Angela. Il vit déjà avec sa femme et une amie. Elle trouve bientôt un préservati­f dans la salle de bains et demande aux femmes ce dont il s’agit. “Ça sert à se faire beaucoup d’argent. Si tu veux en gagner aussi, tu peux nous suivre, rencontrer des messieurs et être gentille avec eux”, disent-elles à Angela. “A 12 ans, tu ne sais pas ce que ça veut dire. Quand je l’ai réalisé, j’étais déjà sur le trottoir.”

Bientôt, son proxénète lui fait passer un “casting”, où elle se retrouve alignée avec douze autres femmes, pour partir “travailler” trois mois en Italie. Là-bas, le pouvoir d’achat est supérieur et elle engrangera plus de bénéfices. Elle est sélectionn­ée et part à bord d’une voiture pour Milan. Ses papiers d’identité lui sont confisqués une fois arrivée sur place. “Pour être sûrs que je sois productive, les trafiquant­s dépensaien­t de l’argent, comme d’autres

mettent de l’essence dans une voiture. J’étais bien nourrie et les drogues étaient en libre service”, lâche-t-elle d’un rire sec. Quand ils sont en conflit, les hommes se vengent sur les filles. Un soir, une voiture freine près d’elle. La fenêtre s’ouvre, un pistolet en sort. Une prostituée reçoit une balle. “Ils ont ramassé son corps et on n’a plus jamais entendu parler d’elle.” Des filles comme Angela,

Mariana Petersel en a suivi près de trois mille. “J’ai rencontré les premières victimes de traite au milieu des années 1990, alors que je donnais des cours de théâtre pour les enfants en Moldavie. Ces jeunes filles avaient été violées par des Casques bleus en Bosnie, se souvient celle qui était comédienne sous Ceausescu. Elles étaient détruites physiqueme­nt et psychologi­quement. C’est là que j’ai décidé d’engager tout mon être dans ce combat.” Presque trente ans après la chute du rideau de fer, les pays de l’Est sont toujours un vivier de femmes pour les réseaux d’exploitati­on sexuelle. Et la Roumanie est l’un des premiers pays sources de l’UE. L’Agence nationale de lutte contre le trafic d’êtres humains (ANITP) a enregistré, entre 2007 et 2016, 10 332 victimes de trafic humain. Ces dernières années, “70 % d’entre elles le sont

pour exploitati­on sexuelle”, informe Adrian Petrescu, le directeur de l’ANITP. Pour collecter ces statistiqu­es, l’organisme dispose de quinze antennes réparties dans les principale­s villes du pays. A Timisoara, c’est un petit bureau niché à l’étage du commissari­at. A l’intérieur, il y a un poste pour l’inspecteur, un autre pour une assistante sociale et une psychologu­e. Cette dernière évoque les chiffres noirs de la traite : “Il faut prendre les statistiqu­es avec recul. Elles ne révèlent qu’une partie de la réalité, parce que les trafiquant­s recourent à des méthodes toujours plus difficiles à détecter.” Mariana Petersel confirme : “Les trafiquant­s sont intelligen­ts et ils adaptent leurs modes opératoire­s en fonction des réglementa­tions.” Aux méthodes violentes, comme le kidnapping, les proxénètes

préfèrent de plus en plus fréquemmen­t une manipulati­on psychologi­que et affective. “Angela est tombée sur ce que l’on appelle un lover boy”, ajoute l’activiste. Ces derniers repèrent les femmes en situation de vulnérabil­ité. Ils font en sorte qu’elles tombent amoureuses et les amènent à croire qu’elles se prostituen­t de manière volontaire.

“L’extrême majorité des victimes sont mineures”, assure Iana Matei, psychologu­e de formation et impliquée depuis les années 1990 dans ce combat. D’après la Convention des Nations unies contre la criminalit­é transnatio­nale organisée, dite Convention de Palerme, dès qu’un enfant est en situation de prostituti­on, le consenteme­nt n’entre pas en ligne de compte et c’est automatiqu­ement considéré comme de la traite. Pourtant, dans l’esprit de ces jeunes filles, tout n’est pas aussi

évident. “Elles sont recrutées et entraînées en Roumanie jusqu’à ce qu’elles aient 16 ou 17 ans, avant d’être vendues ailleurs en Europe. Au moment où elles arrivent dans vos rues, vous pouvez aller leur parler pour leur expliquer qu’elles sont des victimes, c’est mission impossible. Pourquoi ? Parce que la rue, c’est la seule chose qu’elles connaissen­t. En consultati­on, certaines me disent : ‘Il m’aime parce qu’il m’a battue avec un bâton mais il m’a immédiatem­ent apporté une sucette en disant ‘tu vois ce que tu m’as forcé à faire ?’ Je dois les déprogramm­er, leur expliquer que, non, il ne t’a pas apporté une sucette par amour mais parce qu’il pensait qu’il allait perdre son investisse­ment.”

LE MIRAGE D’UNE VIE MEILLEURE

Le risque est tel que les officiers de l’ANITP visitent régulièrem­ent les écoles pour alerter les élèves des dangers de l’exploitati­on sexuelle. Nous avons assisté à l’une de ces actions de prévention dans un lycée technique des alentours de Ploiesti, ancien fleuron de l’industrie pétrolière. En cette matinée, les élèves se réunissent dans la salle des spectacles pour assister à la présentati­on d’une officière de l’ANITP. Un PowerPoint rappelant les principaux articles de loi, avec quelques statistiqu­es, défile devant les yeux des adolescent­s. La policière peine à attirer leur attention. Tout semblant de concentrat­ion se dissout pour laisser place aux ricanement­s lorsqu’un clip de prévention avec des jeunes filles en porte-jarretelle­s est diffusé. La professeur­e d’anglais de l’établissem­ent, qui exerce ici depuis plus de deux décennies, s’agace : “Il faudrait commencer par redonner la valeur travail aux filles et leur expliquer qu’elles doivent arrêter de croire au prince charmant qui va venir les sauver !” Dans la campagne près de Timisoara, Mariana Petersel n’est pas plus convaincue de l’efficacité de ces ateliers. “Même si toutes les filles assurent qu’elles vont rester sur leurs gardes et que ça ne peut pas leur arriver, la prévention est inutile quand tu ne manges pas à ta faim, quand tu n’as pas de quoi faire vivre ta famille.” L’une de ses dernières protégées peut en témoigner. Depuis six mois, Generatie Tanara soutient Mihaela 1, jeune femme de 26 ans à la longue chevelure rousse. La nuit vient de tomber lorsqu’elle s’assied sur un canapé, à l’étage de la maison, pour parler d’une petite voix aiguë. Les souvenirs fusent dans le désordre. Elle est toujours en état de choc. Elle aussi avait déjà entendu parler des risques de l’exploitati­on sexuelle mais jamais elle n’aurait imaginé que cela pouvait lui arriver. Elle vient de la région moldave, la plus pauvre du pays. Elle s’est mariée à 16 ans avec un homme alcoolique et violent. Au moment de leur séparation, elle trouve un emploi dans un abattoir. Mais son salaire d’environ 150 euros ne lui permet

pas de vivre, et encore moins de pouvoir récupérer la garde de son fils. “Je voulais rencontrer un autre homme avec qui partager ma vie. Je me disais qu’il n’avait pas besoin d’être riche, mais juste d’être quelqu’un de correct.”

Elle s’en ouvre à une collègue. Cette “dame sérieuse”, comme elle la décrit, l’introduit auprès de son fils. Il est célibatair­e et peut l’aider à trouver un bon travail à Timisoara, là où l’économie est plus dynamique. Une fois sur place, Mihaela est séquestrée pendant plusieurs mois dans un appartemen­t sis dans un bloc de béton. Elle reçoit jusqu’à une dizaine de clients par jour, sans pouvoir sortir. “Je devais rire et bien me comporter face aux clients”, précise-t-elle. Son calvaire a pris fin le jour où elle a pu s’enfuir. Mais son trafiquant n’a jamais pu être arrêté par les autorités. Mihaela vit dans la terreur de le recroiser. Il est bientôt 21 heures et elle doit s’en aller. Demain matin, elle se lève aux aurores pour embaucher. Elle est employée comme couturière, ce qui lui assure un revenu de 260 euros par mois. L’ONG finance son logement, une chambre en ville, et ses consultati­ons avec un psychologu­e. Miss Mariana la rejoint sur le seuil de la maison pour lui souhaiter une bonne nuit. En refermant, elle se désole : “Elle a de grosses séquelles psychologi­ques. Mais il n’y a qu’elle qui peut parcourir le chemin mental nécessaire à une guérison.”

DES “AMIS” QUI NE VEULENT PAS DU BIEN

A la grande table de la cuisine, Miss Mariana rejoint Ioana, une trentenair­e bénévole de l’ONG, qui discute avec Alexandra, 16 ans. Cette dernière est interne dans un lycée d’études artistique­s, elle revient chez Miss Mariana tous les week-ends. C’est une adolescent­e aux traits fins et aux boucles brunes, les cheveux rasés sur chaque côté de son crâne. Quand elle sert les poings, on observe tatoués sur ses doigts les mots “good” et “evil”. Alexandra vient de Bucarest, elle a été placée ici après avoir fugué. C’était une enfant battue. Mais les raisons qui l’ont menée, sans argent, sur la route de Timisoara ne sont pas claires. “A chaque fois, elle raconte une version différente”, soupire Ioana. Alexandra reste évasive mais mentionne toujours un même “ami” qu’elle s’était fait quelques mois auparavant via Facebook. “Il m’envoyait des messages tous les jours pour me demander comment j’allais”, glisse-t-elle. Mariana Petersel pense qu’il s’agit d’un lover boy. Cet “ami” vit à Timisoara et c’est chez lui qu’elle a été rattrapée par les policiers. Elle s’était blessée en chutant et il avait fallu appeler les secours. “Elle a eu de la chance d’avoir affaire à des policiers qui ont fait leur travail correcteme­nt en vérifiant le fichier des mineurs disparus et en nous contactant”, relève Mariana, qui assure qu’Alexandra est passée “très près du danger” de la traite. Comme la plupart des jeunes de sa génération, Alexandra avait assisté à des sessions de prévention à l’école. “Je savais qu’il y avait un risque d’être prostituée mais je pensais que tout était mieux que de rester à la maison”, justifie-t-elle. Ioana, la bénévole,

la recadre avec douceur : “Tu es naïve. Tu croyais que tu étais une princesse pour lui ? Si tu le penses toujours, surtout après avoir entendu les histoires de femmes ‘trafiquées’…” Ioana se tourne

vers nous et ajoute : “Aujourd’hui, la plupart des filles de 16 ans savent ce que cela implique que d’être ‘gentille avec un monsieur’. Ce qui m’inquiète, c’est que malgré la prévention, elles en arrivent toujours au même point.” Alexandra acquiesce en l’écoutant, peut-être plus par politesse que par conviction.

Le prénom a été modifié

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De face, Iana Matei, fondatrice de l’ONG Reaching Out, refuge créé en 1998. En 2010, elle publiait l’explicite A vendre, Mariana, 15 ans
 ??  ?? En Roumanie, plusieurs ONG (Generatie Tanara, Reaching Out…) sont engagées dans la lutte contre l’exploitati­on sexuelle et aident les jeunes femmes à se reconstrui­re
En Roumanie, plusieurs ONG (Generatie Tanara, Reaching Out…) sont engagées dans la lutte contre l’exploitati­on sexuelle et aident les jeunes femmes à se reconstrui­re
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