Les Inrockuptibles

Derrière les miroirs

- Jean-Marc Lalanne

ON AURAIT PU PENSER QUE L’ASSOMPTION en cours des séries dans les sphères de la haute culture, leur progressif adoubement par toutes les instances de légitimati­on culturelle, n’allaient pas reproduire les mêmes stéréotype­s de goûts que ceux de la sphère cinéma. Ce n’est pas tout à fait le cas. Bien au contraire, des résonances troublante­s se mettent en place et une même idéologie du goût, déterminée en toute logique par l’époque, traverse les deux champs. Pour aller vite, entre les séries les plus encensées par la critique spécialisé­e (ou primées aux Golden Globes) et les films plébiscité­s à Cannes (ou primés aux Golden Globes), quelque chose résonne ; des visions du monde (univoqueme­nt sombres) s’apparenten­t ; un même rigorisme formel (un peu outré) se fait jour. Il y a du Haneke – en premier lieu bien sûr celui du Ruban blanc – dans la fable pesante The Handmaid’s Tale, et son écriture fondée sur la tautologie (pour dire la puissance oppressive d’une dictature, tous les cadrages seront au cordeau). Il y a de l’agressivit­é sarcastiqu­e pénible de The Square dans les dystopies critiques lourdingue­s de Black Mirror. Les académisme­s d’époque sont absolument frontalier­s, ne négligent aucun champ. La saison 4 de Black Mirror est vraiment un sommet de sadisme punitif à l’encontre de ses personnage­s. Le premier épisode campe un développeu­r de jeux vidéo qui, humilié dans son travail, se venge de ses collègues dans un monde virtuel qu’il a conçu – une sorte de Second Life dont il est le tyran. Avec un acharnemen­t insensé, le scénario flanque une raclée à ce bourreau virtuel dans l’insoucianc­e absolue de son statut de victime dans le réel. Le dernier épisode est plus inconséque­nt encore dans la gestion morale du sort infligé à ses protagonis­tes. Là encore, la loi du talion et les ressorts du vigilante le plus régressif prévalent sur toute autre forme de résolution des conflits. A la désinvoltu­re ricanante des jeux de massacre de Black Mirror, on opposera la fine horlogerie morale d’une autre série anglaise, autrement plus stimulante : The End of the F***ing World. La mise en place accumule pourtant les pénalités : évidemment, l’apprenti psychopath­e obsédé par le désir de meurtre va tuer un criminel bien plus psychopath­e que lui. Mais, justement, tout le récit, par un jeu très subtil de balancier, où chaque geste pèse son poids de conséquenc­es, va travailler à assigner à chaque choix de ses personnage­s une responsabi­lité. On redoutait la farce macabre avec son lot de violence fun et on est submergé par un alliage complexe de pessimisme lucide et de romantisme brûlant tout droit issu de Nicholas Ray.

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