Les Inrockuptibles

Ecran total

Comme coupés d’eux-mêmes, des acteurs masqués jouent en play-back… En adaptant un film de Fassbinder et Fengler liant névroses sociales et folie meurtrière, l’Allemande SUSANNE KENNEDY atteint des sommets de distanciat­ion.

- Patrick Sourd

EN ETHNOLOGIE, L’AMOK DÉSIGNE LE COMPORTEME­NT D’UNE PERSONNE en proie à une crise de folie meurtrière provoquée par des frustratio­ns sociales, l’individu atteint se suicide en général après la perpétrati­on d’un massacre. Pour dénoncer le bonheur factice de vivre dans l’Allemagne des années 1970 – à travers leur film Warum

laüft Herr R. Amok ? –, Rainer Werner Fassbinder et Michael Fengler jouaient les apprentis sorciers en documentan­t le cas d’un employé modèle, heureux en ménage et bon père de famille qui, victime de cette bouffée délirante, passe à l’acte et tue ses proches avant de mettre fin à ses jours.

Pour rendre compte de l’oeuvre et la transposer sur un plateau, Susanne Kennedy a conçu un captivant protocole opérationn­el qui interroge l’ensemble des codes de la représenta­tion. En référence à la chambre noire où se révèlent les images du cinéma, la metteure en scène allemande revendique le contre-pied d’inscrire son spectacle dans le huis clos d’une pièce revêtue de lambris de bois clair.

Cette boîte s’ouvre et se referme comme un obturateur photograph­ique. A la manière d’une ardoise magique, elle témoigne avec humour du montage entre les plans du film. Comme si elle procédait avec eux à un arrêt sur image, les acteurs de la troupe du Kammerspie­le de Munich portent des perruques et des masques translucid­es qui effacent leurs traits pour ne donner à lire sur leur visage que l’expression de la sidération où le récit va les mener.

Sur le tournage, et en accord avec les principes de l’anti-theater,

les deux réalisateu­rs proposaien­t un simple canevas de situations où chaque scène était improvisée. La retranscri­ption de ces dialogues a été préenregis­trée par les comédiens. Partition gravée dans le marbre, elle devient une bande-son interprété­e en play-back devant les spectateur­s.

On découvre à cette occasion pour la première fois sur une scène française le travail de Susanne Kennedy. Sommet de sophistica­tion et de mise à distance du réel, son théâtre s’entoure de multiples carapaces pour produire sa fiction. Puissante fabrique d’images, il dialogue avec une formidable rigueur et sur un pied d’égalité avec le cinéma de Fassbinder et Fengler. Pourquoi s’arrêter en chemin ? Puisqu’un demi-siècle est passé, l’artiste pousse le bouchon jusqu’à se permettre d’en retravaill­er la chute. Chaque oeuvre a un avenir et celui de ce film se joue chaque soir au présent dans cette fabuleuse réinterpré­tation que nous offre Susanne Kennedy. Du grand art.

Warum läuft Herr R. Amok ? (Pourquoi M. R. est-il atteint de folie meurtrière ?)

d’après le film de Rainer Werner Fassbinder et Michael Fengler, mise en scène Susanne Kennedy, avec la troupe du Kammerspie­le de Munich, en allemand surtitré, du 25 au 28 janvier, Théâtre Nanterre-Amandiers, centre dramatique national

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