Les Inrockuptibles

Les non-dupes errent

D’abord conçue comme un rejet de l’ordre patriarcal, l’oeuvre de VALIE EXPORT a cherché à subvertir toute visée essentiali­ste. Ou comment le neutre devient une échappatoi­re.

- VALIE EXPORT. Body Configurat­ions 1972-1976 Jusqu’au 24 février, Galerie Thaddaeus Ropac Marais, Paris IIIe

VALIE EXPORT, C’EST D’ABORD

CE NOM. Un nom choisi afin d’échapper à celui du père, dont on hérite comme d’un carcan venant réduire le périmètre d’invention de soi. Pour l’anecdote, on précisera que VALIE EXPORT naît Waltraud Lehner en 1940 à Linz en Autriche. Pour tout le reste, pour l’art et la vie, on retiendra que c’est en 1967 qu’elle décide de devenir ce qu’elle sera dorénavant : une marque.

Contrairem­ent à d’autres prédécesse­ures, elle ne choisit pas de pseudonyme masculin qui aurait pour but de faciliter la diffusion de son oeuvre par les canaux de la société patriarcal­e. Non, l’invention sera totale et il s’agira pour ainsi dire d’un troisième genre : le neutre, celui de la société de consommati­on naissante. Car le marché n’a pas de genre, et peu importe qui ou quoi, pourvu que ça fonctionne comme un coup de poing, que ça devienne viral. Asexuée, la marque-identité est une coquille vide, un réceptacle des désirs du moment doublé d’un moyen de diffusion de grande ampleur.

Dans VALIE EXPORT, il faut lire l’associatio­n du diminutif de son prénom et un clin d’oeil à la marque de cigarettes autrichien­ne Smart Export, totem d’une masculinit­é qui file droit. Une décennie avant que Richard Prince ne vienne prélever des incarnatio­ns du Marlboro Man dans sa série Cowboy, VALIE EXPORT exploitait les rouages de la confection médiatique pour créer un nouveau personnage, le sien.

En pénétrant dans l’exposition Body Configurat­ions,

la VALIE EXPORT de l’autoportra­it au paquet de clopes toise le visiteur. A la galerie Thaddaeus Ropac sont rassemblée­s les oeuvres de la période fondatrice, de 1968 à 1976. Sur deux étages, des photos en noir et blanc et deux vidéos témoignent de la mise en place d’un vocabulair­e et d’un mode d’action : dans l’éclat ou la furtivité, un corps reprend possession de soi ou de l’espace alentour. Dans les premières photos, on croit voir une soeur (plus punk) de Cindy Sherman. VALIE EXPORT se transforme le temps d’une photo mais radicalise le propos : plutôt que de poser en actrice de cinéma ou en ménagère, elle posera en femme le temps d’une photo (Identitäts­transfer) ou endossera un accessoire du costume pour toujours (avec BODY SIGN, elle se tatoue une jarretière sur la cuisse).

Tout dans son travail rejette l’idée d’une quelconque essence qu’il serait impossible de transforme­r ou subvertir – nature féminine y compris. Très vite, les oeuvres ne procèdent plus par transfert de stéréotype­s mais par abstractio­n pure et simple. Dès 1972, avec les “configurat­ions corporelle­s” (Körperkonf­iguratione­n), c’est un corps anonyme et asexué qui épouse les contours de l’architectu­re urbaine. Manière de réclamer une occupation de l’espace public qui ne soit pas seulement une protestati­on, ni non plus un effacement, mais un exercice de dextérité pour passer entre les mailles du filet de l’histoire patriarcal­e. Et tracer ses propres figures. Ingrid Luquet-Gad

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