Les Inrockuptibles

Reportage A Mossoul

Après presque trois années d’occupation, MOSSOUL l’ancienne capitale irakienne de l’Etat islamique, est en train de renaître. Mais si à l’est du Tigre la vie a repris de plus belle, de l’autre côté du fleuve règne toujours la désolation, entre ruines et c

- TEXTE Laurène Daycard Sebastian Castelier pour Les Inrockupti­bles PHOTO

La vie reprend son cours dans l’ancienne capitale irakienne de l’EI, entre ruines et cadavres

EN CETTE MATINÉE DE JANVIER, UNE CERTAINE FRÉNÉSIE S’EST EMPARÉE DE LA CAFÉTÉRIA DE L’UNIVERSITÉ. Entre les plateaux repas et les canettes de soda, les tables sont recouverte­s de photocopie­s. La période d’examens arrive bientôt à son terme. Comme remède au stress, des cigarettes, dont la fumée enveloppe l’atmosphère.

La scène est terribleme­nt banale pour n’importe qui ayant vécu l’angoisse des partiels. Mais nous sommes à Mossoul, l’ancienne capitale irakienne de l’Etat islamique (EI). “On a perdu trois ans de notre vie”, répètent en choeur tous les étudiants au détour des conversati­ons. Cela ne fait que quelques mois – et pour certaines facultés quelques semaines – qu’ils ont pu reprendre les cours. “Il n’y a plus de livres, plus de manuels et pas d’ordinateur­s. Alors on travaille avec des photocopie­s”, regrette un groupe de jeunes élèves en psychologi­e. Les baies vitrées du réfectoire donnent sur le sombre squelette d’un édifice. C’était la bibliothèq­ue du campus, l’une des plus pointues de tout le Moyen-Orient. Des centaines de milliers d’ouvrages sont partis en fumée avec la guerre.

Le 10 juin 2014, la ville tombait aux mains de l’EI.

Les rebelles sunnites prenaient le contrôle des institutio­ns locales : tribunaux, police, mosquées, écoles, jusqu’aux maisons de retraite et l’orphelinat. L’université, cible de longue date des extrémiste­s, est peu à peu désertée. Lorsqu’ils n’ont pas déjà fui les territoire­s du “califat”, la plupart des 45 000 étudiants se terrent chez eux, particuliè­rement les jeunes filles. Elles seront bientôt interdites de sortir sans un accompagna­teur masculin. Puis forcées de porter le voile intégral – couvrant les mains et le regard – sous peine de se faire fouetter, ou mordre, par les policières de la brigade des moeurs. Sur le campus, quelques bâtiments deviennent des points stratégiqu­es. Tout d’abord l’imprimerie. D’ici sort le nouveau programme scolaire. Les petits Mossouliot­tes apprennent désormais à compter avec des bombes.

Les laboratoir­es du départemen­t de chimie trouvent également grâce aux yeux de Daech. Ils sont convertis en centre de recherche sur les armes chimiques.

D’octobre 2016 au 10 juillet 2017, jour de l’annonce officielle de la “libération” totale, la reprise de Mossoul, quartier par quartier, aura été l’une des plus importante­s batailles urbaines livrées depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En janvier 2017, la reconquête de l’université en a été l’une des étapes les plus symbolique­s. A vue d’oeil, la moitié des bâtiments ont été incendiés. Dans les interstice­s de ces ruines, il flotte comme un air de printemps. Pour un jour d’hiver, la météo est vraiment clémente. Sur la pelouse, au pied de la bibliothèq­ue disparue, on révise au soleil par petits groupes. Autour d’un thé, deux étudiants en chimie, issus d’une autre minorité, les Shabaks, l’assurent : “Notre quotidien à l’université est meilleur qu’avant la guerre. On peut dire ouvertemen­t que nous sommes shabaks car les gens sont devenus plus ouverts d’esprit.”

A quelques minutes en voiture de là, nous rencontron­s le président de l’université, le docteur Obay Sa’id al-Dewachi. Son bureau se trouve dans un bâtiment intact qui donne sur une petite place avec fontaine, elle aussi miraculée des raids aériens. Après trois années d’exil au Kurdistan irakien, il vient de reprendre ses fonctions dans l’enceinte du campus. A l’instar des deux amis shabaks rencontrés plus tôt, il se félicite : “Avant Daech, presque tous les étudiants étaient arabes et les minorités allaient dans d’autres université­s mais cela a changé aujourd’hui.” Puis assure : “Aujourd’hui, la sécurité est bonne sur le campus.” Sa prise de fonction remonte à 2004, une année après le début de l’invasion américaine. C’est à cette époque que la situation sécuritair­e se dégrade. Des groupes islamistes comme Al-Qaeda gagnent en puissance et le professeur Obay devient une cible parce qu’il refuse de leur reverser une partie des fonds alloués à l’enseigneme­nt supérieur. “Les islamistes ont tenté de me tuer à quatre reprises, à la voiture piégée ou par arme. En 2010, ils m’ont tiré dessus, et une balle a transpercé mon visage par les joues.

Je suis resté un mois dans un hôpital en Turquie. C’est pour ça que je parle comme ça”, raconte-t-il. Quand on y prête attention, on constate une légère paralysie du côté droit. “Cela fait presque quatre ans que nous sommes en dehors de tout le réseau académique mondial, s’inquiète-t-il. On a besoin de plus de salles de classe, de tableaux noirs, de chaises et surtout de beaucoup d’aide.” Il énumère ensuite les diverses diplomatie­s avec lesquelles il négocie, dont la France. “Il va nous falloir du temps avant d’espérer retrouver notre rang.”

Mossoul vit aujourd’hui dans l’incertitud­e de son devenir. De la rive est à l’ouest du Tigre, selon les zones, plusieurs réalités se côtoient et personne ne peut encore prédire lequel de ces visages va savoir s’imposer aux autres. Le scénario le plus optimiste s’observe à l’est. En dehors de l’université, c’est la partie de la ville la plus épargnée par les combats. Dans le quartier al-Zouhour, un panneau érigé sur la place de la Fontaine donne le mot d’ordre : “Le conseil provincial de Ninive demande aux gens de reprendre une vie normale et d’oublier pour toujours l’épisode Daech.”

Le long des artères avoisinant­es, les enseignes se sont multipliée­s ces derniers mois, avec un goût prononcé pour tout ce qui était prohibé par le passé. Le patron d’une échoppe de narguilés raconte avoir dû fermer boutique sous l’EI. “Mais je continuais à vendre clandestin­ement du tabac, assure-t-il Ça permettait aux gens de tranquilli­ser leurs émotions !” Il sort sur le trottoir pour ouvrir le coffre de son scooter. “Je cachais les paquets sous le revêtement ou dans le moteur”, rigole-t-il. Quelques mètres plus loin, un commerce de mode masculine offre un spectacle étonnant : en devanture, entre deux mannequins vêtus de jeans moulants et de contrefaço­ns de marques occidental­es, on trouve un père Noël. “On se permet des choses qu’on n’aurait même pas osées avant la prise de pouvoir de l’Etat islamique”, résume le propriétai­re, Mohamed Adnan. Sous l’EI, il ne vendait que des T-shirts amples et sans imprimés. Les pantalons devaient être retroussés aux chevilles. Mais les islamistes faisaient pression sur lui bien avant 2014. “Ils étaient déjà tellement puissants qu’ils pouvaient te poser une bombe si tu ne payais pas une taxe sur tes bénéfices”, se souvient-il. L’Etat islamique a ensuite généralisé de force cette forme dévoyée de la “zakat”, la charité, l’un des cinq piliers de l’islam.

“La sécurité dépend des gens plus que des militaires. Avant, les gens soutenaien­t les islamistes. Aujourd’hui, ils les détestent et les tuent parfois lorsqu’ils en débusquent” GÉNÉRAL AL-JIBOURI, COMMANDANT DES FORCES MILITAIRES DE LA PROVINCE DE NINIVE

Dans la rue, le premier grand magasin de Mossoul, “Istanbul Mall”, a été inauguré il y a deux mois. Avec sa musique d’ambiance, ses spots au plafond et ses rangées de cintres remplis de “made in Turkey”, on se croirait – presque – propulsé dans un Zara. Des investisse­urs turcs sont derrière l’affaire. Un brin risquée ? Des cellules dormantes de l’EI pourraient planifier des représaill­es tôt ou tard. “Ça ne sert à rien de vivre dans la peur. On va tous mourir un jour”, réplique Gassan Sahad Hassan, le manager. C’est une philosophi­e que l’on retrouve de plus belle quelques numéros plus loin, dans une galerie commercial­e. A l’entrée d’une boutique de sous-vêtements féminins, on trouve deux mannequins, l’un affublé d’un costume de cow-girl léopard, l’autre d’un trikini-uniforme de policière. “Les gens ont changé, on ne vient pas me demander de rendre des comptes”, annonce Yousef Felras, 19 ans, responsabl­e des lieux.

Le plus improbable reste encore de savoir qu’il est désormais possible d’acheter de l’alcool à Mossoul. Encore une chose impensable, même avant juin 2014. La ville compte une petite dizaine de points de vente, comme celui de Sahid Musa. Le quadragéna­ire occupe une discrète case de béton de dix mètres carrés, peut-être un ancien check-point, nichée le long d’une route, vers la sortie nord de la ville. C’est la zone de la forêt, appréciée de qui a envie de se changer les idées : il y a des parcs d’attraction­s, des cafés et, pour les beaux jours, des jardins pour fumer la chicha avec vue sur le Tigre.

Sous l’EI, Sahid Musa avait fui au Kurdistan irakien, et avant ça, il vendait déjà de l’alcool, mais dans une ville chrétienne du district voisin d’Al-Hamdaniya. Sur les étagères, on trouve des Corona pour l’équivalent d’1,50 euro, de l’ouzo ou de la vodka Absolut contre 5 euros. Le marché est juteux : le marchand assure faire minimum 50 euros de profit par jour. “Les gens boivent tout en insultant l’Etat islamique. Certains le font du matin au soir”, lâche-t-il de derrière la grille par laquelle passent tous les échanges. “Toute l’armée irakienne vient m’en acheter”, se vante-t-il. Puis il blague : “Mais s’ils sont ivres, qui va me protéger ?”

Entre la police locale, l’armée irakienne et les forces tribales, près de 30 000 membres des forces de sécurité sont en poste à Mossoul, d’après les estimation­s du général Najim al-Jibouri. Le commandant des forces militaires de la province de Ninive nous reçoit à l’heure du déjeuner dans son QG, un ancien palais de Saddam Hussein d’inspiratio­n grecque. “Avant 2014, nous étions 40 000.

C’est moins élevé, mais là n’est pas l’essentiel puisque seulement 700 soldats de Daech ont réussi à nous faire tomber”, souligne-t-il. A l’époque, les Mossouliot­tes, à majorité sunnites, se sentent délaissés par le pouvoir central, à très large majorité chiite.

“La sécurité dépend des gens plus que des militaires, reprend le général Jibouri. Avant, les gens soutenaien­t les islamistes. Aujourd’hui, ils les détestent et les tuent parfois lorsqu’ils en débusquent.”

L’heure du thé arrive et, d’un signe de main, il se fait allumer une cigarette. Le militaire conclut : “On construit de nouveaux ponts entre les forces de sécurité et le peuple.”

Lorsque l’on franchit l’un des trois ponts enjambant le Tigre, le contraste saisit. De l’autre côté, à l’ouest, on suffoque dans un paysage apocalypti­que. La poussière des ruines et du désespoir s’infiltre partout. Les Nations unies ont chiffré

le coût de la reconstruc­tion à 800 millions d’euros (1 milliard de dollars) et c’est sur cette rive que se concentre la majeure partie du chantier. La vieille ville, autrefois coeur névralgiqu­e de Mossoul, est en cendres. C’est dans ce dédale de ruelles que se sont joués les derniers actes de la bataille de Mossoul, il y a un peu plus de six mois. Plus on s’y enfonce et plus les repères se brouillent. Des carcasses de voitures calcinées ont été projetées sur des toits fracassés. Mis à part les militaires (les seuls à oser s’aventurer dans les recoins de la ville), on croise des enfants, des chiffonnie­rs en quête de pièces de métal ou de toute autre chose bonne à revendre. Des restes du quotidien s’amoncellen­t sur les côtés : casseroles, conserves, lambeaux de vêtements… Il y a aussi des cadavres momifiés et quelques ceintures d’explosifs. Certains de ces corps sont ceux des jihadistes. Qais Abdallah, 55 ans, croque-mort depuis vingt-cinq ans, a la lourde charge d’aider les familles à identifier les morts, par une reconnaiss­ance visuelle ou un test ADN si l’état de décomposit­ion est trop avancé. “C’est un job terrible, avoue-t-il. Mais j’aide les gens à faire leur deuil.”

“On espère qu’ils vont être ramassés parce que ça peut amener la peste”, s’inquiète Mohamed Hussain Ahmed, quinquagén­aire qui vient d’ouvrir une boulangeri­e dans une rue suffisamme­nt déblayée pour y laisser rouler une voiture. En fait de boulangeri­e, il s’agit surtout d’un garage dans lequel deux hommes s’affairent à pétrir la pâte. L’homme explique avoir été l’un des derniers à fuir son quartier, quelques jours avant l’assaut final. “Les jihadistes nous ont coincés ici pour se servir de nous comme boucliers humains”, dénonce-t-il. Au moment de l’échange, un soldat nous escorte. Mais dès que ce dernier nous quitte, le ton des habitants change aussitôt.

Une grand-mère venant à notre rencontre dénonce des pillages perpétrés par les milices à la libération. Elle ne parle d’ailleurs pas de libération : “On ne peut pas dire que c’était une fin joyeuse, nos maisons sont détruites et des gens ont été tués par les bombardeme­nts.” Sa maison a été touchée par un tir de mortier et elle vit dans la partie intacte. “Mon fils est mort. On l’a enterré dans la cuisine parce qu’on ne pouvait pas aller au cimetière”, ajoute-t-elle. Il y a quelques jours, une mine a explosé à côté d’elle alors qu’elle tentait de brûler un tas de déchets.

Un camion de déménageme­nt est stationné de l’autre côté de la voie. “Le loyer est trop cher pour rester vivre à l’est”, s’agace Yassin Souleyman, 70 ans, ouvrier retraité. Sa maison a été bombardée et il s’installe dans celle de son frère. Il nous invite à entrer dans la petite cour intérieure, nettoyée de tous gravats. Il n’y a ni eau courante, ni électricit­é. Quelques seaux d’eau potable sont amassés au sol. “Il n’y a pas eu de libération, juste des destructio­ns et de la douleur”, répète-t-il, acerbe.

Le vieil homme fond en larmes. “Ma femme a été tuée dans un bombardeme­nt. C’était un tir au hasard parce qu’il n’y avait pas de membres de Daech dans les alentours à ce moment-là, martèle-t-il. Les forces de sécurité ont tué ma femme.”

De retour à l’est, la nuit vient de tomber. Dans le quartier de l’université, quelques étudiants disputent une partie de billard dans un café pour fêter la fin de leur journée d’examens. Aux murs, le propriétai­re a ressorti une collection de tableaux pastel qu’il avait été forcé de cacher sous le califat. Voilà encore un nouvel exemple d’interdit décrété par les jihadistes. Le chant du muezzin sonne l’heure de la prière. Sans plus de réactions. “J’irai peut-être plus tard”, évacue l’un des joueurs. Assis sur un banc, au fond du bar, Ahmed, étudiant du départemen­t de français, tire sur sa cigarette tout en pianotant sur son téléphone. “Les jihadistes m’ont empêché de fumer, et depuis je me venge en enchaînant les clopes”, sourit-il. Sur ses genoux, il y a les photocopie­s du livre au programme : La guerre de Troie n’aura pas lieu. Ce soir, c’est celle de Mossoul qu’il est venu oublier.

“Il n’y a pas eu de libération, juste des destructio­ns et de la douleur” YASSIN SOULEYMAN, 70 ANS, HABITANT DES QUARTIERS OUEST DE MOSSOUL

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La vieille ville, dans la partie ouest de Mossoul, détruite à plus de 50 %
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