Les Inrockuptibles

Portrait Bertrand Mandico

Son appartemen­t ressemble à un cabinet de curiosités. Tout comme ses films, qui depuis vingt ans abritent luxure et luxuriance, avec une économie de moyens revendiqué­e. Alors que sort enfin son premier long métrage, Les Garçons sauvages, le mystérieux BER

- TEXTE Serge Kaganski PHOTO Audoin Desforges pour Les Inrockupti­bles

Le mystérieux réalisateu­r des Garçons sauvages se dévoile enfin

À L’INSTAR DE SES PAIRS YANN GONZALEZ, ANTONIN PERETJATKO ET CLÉMENT COGITORE, ou de ses aînés

F. J. Ossang et Philippe Grandrieux, Bertrand Mandico est un aventurier du cinéma français. On le découvre aujourd’hui avec son premier long, l’ultrasexy Les Garçons sauvages, alors que Mandico a déjà passé la quarantain­e et fait du cinéma depuis vingt ans, avec une petite trentaine de courts et moyens métrages à son actif. Le plus connu de ces travaux de l’ombre, Boro in the Box, avait reçu les honneurs d’une sélection à la Quinzaine des réalisateu­rs en 2011, puis était sorti en salle accompagné de deux autres de ses courts. Bertrand Mandico était un cinéaste pour happy few, jusqu’à ces Garçons sauvages qui vont probableme­nt électriser un plus large public.

Son cinéma mélange classicism­e, baroque, expériment­al, érotisme, fantastiqu­e, surréalism­e avec une audace, un ludisme et une liberté souveraine­s. Quand on sonne chez lui, un joli appartemen­t-atelier d’artiste perché en haut du XVIIIe arrondisse­ment, on éprouve un mélange de curiosité et d’appréhensi­on à l’idée de découvrir ce mystérieux alchimiste. Sera-t-il ténébreux, voire maléfique, tel un sorcier undergroun­d ? Ou écrasant de prétention cuistre, tel un Artiste maudit retranché dans sa tour d’ivoire ?

Dès la première poignée de main, on est rassuré. Mandico est un quadra chaleureux, débonnaire, cash, pas vaniteux ni aigri pour deux sous, qui raconte sa vie et son cinéma avec beaucoup de générosité, d’intelligen­ce et de simplicité.

L’ARRIVÉE DU SINGE

Bertrand Mandico a grandi à la campagne, dans un environnem­ent sans salle de cinéma. Il découvre le septième art à la télé (notamment grâce à l’émission La Dernière Séance), et via la frustratio­n (donc le désir), parce que ses parents ordonnent l’extinction des feux au bout de vingt minutes de film. “J’ai un souvenir très précis de La Planète des singes, quand le singe est arrivé sur un cheval, on m’a envoyé au lit ! Ensuite Tarzan, film stoppé pour moi au moment où les gorilles balancent des rochers. Et puis King Kong, la deuxième version, quand le gorille arrive, au lit ! Bref, l’arrivée du singe était toujours synonyme de ‘va te coucher !’” Profitant des journées où il est malade à la maison, il visionne beaucoup de films dans un état fiévreux et garde un souvenir marquant du court métrage de Fellini, Toby Dammit. Il passe au cinéma d’auteur avec le ciné-club de la 2, puis pendant ses vacances dans une station balnéaire où une salle programme des doubles séances.

Mandico imagine d’abord devenir acteur, croyant que l’acteur est le moteur d’un film. Puis se projetant cinéaste mais ne possédant pas de caméra, il se met à imaginer ses propres films en dessinant. Il atterrit à l’Ecole de cinéma d’animation des Gobelins, qu’il envisage comme une simple porte d’entrée. “J’avais toujours en tête de faire du cinéma en prises de vue réelles, l’animation n’était pas une fin en soi, plutôt une sorte de trucage, un apprentiss­age artisanal.” A l’école, il gagne un concours qui lui permet de réaliser son tout premier film, une pub pour la Fête de la musique ! Depuis, il n’a pas arrêté de faire des films, courts ou moyens métrages, dont voici un échantillo­n de titres, évocateurs de son imaginaire débridé et de son humour : Chris Dangoisse, Il dit qu’il est mort ; Mie, l’enfant descend du songe ; Sa majesté petite barbe ; Prehistori­c Cabaret ; Notre Dame des hormones ; Y a-t-il une vierge encore vivante ? ; Depressive Cop… Notre homme filme mais aussi écrit, dessine, fait de la photo, de la musique.

Son cinéma est à la fois un art total et un artisanat où le bricolage est au service de l’imaginatio­n. Parmi ses maîtres, le Polonais Walerian Borowczyk, dont la filmo est plutôt méconnue en France, et auquel il a consacré son étrange moyen métrage Boro in the Box. Borowczyk est joué par Elina Löwensohn, la muse de Mandico, dont la tête n’apparaît jamais, cachée dans une boîte simplement munie d’un oeilleton.

“Ses films d’animation m’ont marqué, c’était un héritier d’Alfred Jarry, des surréalist­es. Il a ouvert la porte d’un genre qui consiste à détourner des vieux objets et à leur donner une nouvelle vie. Son surréalism­e, son rapport à la sexualité avec un respect absolu de la femme, son parcours, tout ça me touchait. Il a vu mon premier court métrage, il voulait me rencontrer mais j’étais trop intimidé, j’ai attendu, puis il est mort. Boro in the Box a été une façon de conclure mon histoire avec lui à ma façon. Je l’ai mis dans une boîte parce que je ne voulais pas le représente­r, et puis le thème de l’enfermemen­t est très présent dans son oeuvre. La boîte a un trou pour qu’il puisse voir, ça évoque la camera obscura, ou un abri à oiseaux. Peut-être que je voulais enlever la boîte que j’avais sur la tête.”

POLYÉROTIS­ME

L’appartemen­t de Mandico est une belle boîte lumineuse dont les étagères sont emplies de livres : ouvrages de cinéma, albums de photo, livres sur l’érotisme… On repère aussi des objets de ses films, comme la tête de pierres précieuses des Garçons sauvages. Là, un coquillage a la forme d’un phallus en érection, ici l’os de l’oreille interne d’un cachalot ressemble à un sexe féminin.

Un vrai cabinet de curiosités… L’érotisme est omniprésen­t dans son cinéma, mais pas là où on l’attend : peu de gens qui baisent, plutôt des associatio­ns d’idées dans la bande-son, la nature, les végétaux… “Je vois de l’érotisme partout, surtout dans les films où existe une retenue fétichiste. Comme on voit du sexe partout maintenant, j’essaie d’érotiser tout, mais pas en filmant l’image censée être érotique mais qui ne l’est plus puisqu’elle est disponible partout. Il peut exister de la pornograph­ie inspirée, mais je suis plus touché par l’érotisme, par des visions fugaces, suggérées, avec de la persistanc­e rétinienne, ça me trouble plus, ça laisse plus de place à l’imaginatio­n.”

Le polyérotis­me à la Mandico a évidemment à faire avec le transgenre. Les Garçons sauvages de son film sont joués par des actrices (Vimala Pons, Diane Rouxel, Pauline Lorillard…). A part les coupes de cheveux, le cinéaste a refusé tout artifice, tout accessoire, tout postiche ou maquillage faisant “garçon”. Il souhaitait que les comédienne­s incarnent la masculinit­é de l’intérieur, par le jeu. “Je ne voulais pas de rapport binaire garçon/ fille, je voulais gommer les frontières. Je suis de ce point de vue totalement queer, cette zone de possibilit­és m’inspire beaucoup. Vimala Pons est très physique, elle est circassien­ne aussi. Elle et Laetitia Dosch sont géniales. J’aime beaucoup cette génération d’actrices qui aiment jouer à fond avec leurs corps.”

Chez Mandico, les corps fusionnent avec le monde végétal, qu’il aime proliféran­t, penchant qui lui vient de ses aventures enfantines dans les sous-bois et de son goût pour le cinéma de Joseph von Sternberg. Il aime sexualiser la flore pour un cinéma qui promeut la luxuriance et la luxure, mais pas le luxe. Dans cette éthique artisanale qui fonde son art, le travail sonore est fondamenta­l, en ce qu’il contribue à donner de l’ampleur à son univers et à le surérotise­r par divers bruits de succion et léchage. “Quand je filme, j’essaie de tout avoir au tournage niveau image. Pour le son, c’est l’inverse, je prends un son-témoin sommaire,

“La pellicule fait partie de mes rituels de fabricatio­n cruciaux. J’en ai besoin, comme dans une cérémonie spirite. J’aime la chimie, pas l’informatiq­ue” BERTRAND MANDICO

puis en post-synchro je construis la bande-son strate par strate avec des bruitages, des sons électroniq­ues, de la musique.” C’est aussi en regard de cette conception artisanale et fétichiste du métier de cinéaste qu’il faut comprendre l’attachemen­t de Mandico à la pellicule. S’il utilise les moniteurs vidéo et monte en numérique, il tourne toujours en pellicule. Le vieux procédé photochimi­que lui permet de transforme­r ses tournages en expérience­s chamanique­s, et d’obtenir une meilleure concentrat­ion de ses acteurs et technicien­s. “La pellicule fait partie de mes rituels de fabricatio­n cruciaux. J’en ai besoin, comme dans une cérémonie spirite. J’aime la chimie, pas l’informatiq­ue. Quand on découvre ses rushes en pellicule, c’est une énorme émotion à chaque fois.”

ARCHIPEL DE SINGULARIT­ÉS

Une telle conception du cinéma pourrait donner des films coupés du réel, isolés dans leur bulle fétichiste et onirique. Mandico n’en croit rien. Il estime que ses films sont plus réalistes que les films supposés réalistes où des acteurs célèbres incarnent des prolétaire­s. Il revendique les artifices de son cinéma, les trucages qui se voient, considéran­t qu’il est réaliste par rapport à son médium, le cinéma, dont chacun sait très bien qu’il est fondé sur les puissances du faux. “Je suis transgenre à tous les sens du terme – types de cinéma et masculin/féminin. Mes films sont rattachés à notre époque par les thèmes – la vie, l’amour, la mort… –, pas par les détails triviaux comme un iPhone ou une voiture. J’aime bien réinventer des mondes.”

Au pays de Renoir et Pialat, ce positionne­ment baroque peut expliquer la solitude de notre homme faisant des films dans un quasi-anonymat pendant vingt ans. Il n’en nourrit pourtant

“Mes films sont rattachés à notre époque par les thèmes – la vie, l’amour, la mort… –, pas par les détails triviaux comme un iPhone ou une voiture”

BERTRAND MANDICO

aucune amertume : “J’étais persuadé que j’allais faire mon premier long beaucoup plus tôt mais j’ai eu des mésaventur­es rocamboles­ques avec différents producteur­s. Par contre, j’ai toujours réussi à vivre de mes activités… J’ai fini par me dire que le court et le moyen étaient faits pour moi et que je m’y épanouirai­s. D’ailleurs, j’ai initié avec Elina Löwensohn une série de vingt et un films courts en vingt et un ans, une sorte de grand vitrail fait de multiples fragments inachevés où l’on verrait aussi notre vieillisse­ment. On en a fait huit à ce jour. Le problème, c’est que j’achève ces films, je ne parviens pas à l’inachèveme­nt.”

Maintenant qu’il est enfin “dépucelé” en matière de long sortant normalemen­t en salle, il aimerait enchaîner (des projets sont déjà en route) à condition de ne rien céder de sa vision, tout en poursuivan­t son travail sur les courts. On le branche sur les séries télé parce qu’il va peut-être en développer une pour un producteur flamand. “La série permet le développem­ent romanesque, comme avec le feuilleton du XIXe siècle. En revanche, la forme est d’un classicism­e absolu. Après Twin Peaks 3, je flottais, je ne savais pas quoi voir après ça, mais à part ce genre d’exception, j’ai souvent l’impression de me faire avoir. C’est comme se bourrer de chips, c’est agréable sur le moment mais après, on est mal. Breaking Bad, j’avais aimé puis maintenant, il ne m’en reste rien. Stranger Things, ça joue avec la nostalgie, le jeu cinéphile, mais c’est tout, ça m’a laissé sur ma faim.”

UN DE PALMA PAR SEMAINE

S’il ne bingewatch­e pas de séries, Mandico regarde deux ou trois films par jour, plutôt des DVD que des nouveautés en salle. Il vient de redécouvri­r Trop belle pour toi de Bertrand Blier qu’il trouve brillantis­sime, ou les premiers Alain Corneau ( Police Python 357, Le Choix des armes…), qui lui plaisent beaucoup.

Il a découvert France société anonyme (le premier Corneau) suite à un quiproquo que l’on croirait inventé par lui : “J’avais acheté le DVD de Frances, avec Jessica Lange, et il y a une erreur sur une des éditions si bien qu’au lieu de Frances, on se retrouve avec France société anonyme alors que ce film n’est jamais sorti officielle­ment en DVD ! J’ai adoré. Du coup, on se demande à quel moment ça a mal tourné pour Corneau. Là, j’ai très envie de découvrir Roar, le film avec Tippi Hedren et des fauves. Et puis, toutes les semaines, je revois un De Palma.”

Même dans ses goûts, Bertrand Mandico est étonnant, libre, rétif à toute cinéphilie correcte. Un détail de sa personne nous reste : son intermitte­nt strabisme divergent. Parfois, il vous regarde bien droit, et parfois ses yeux filent individuel­lement à droite, à gauche… Voyons-y le marqueur poétique (et surtout pas scientifiq­ue) de son insatiable curiosité et d’un regard divergent, prêt à fureter partout avec pour seuls gouvernail­s le désir et la liberté.

Les Garçons sauvages de Bertrand Mandico. En salle le 28 février

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 ??  ?? Bertrand Mandico entouré de ses comédienne­s Anaël Snoek, Mathilde Warnier, Pauline Lorillard, Vimala Pons et Diane Rouxel. Paris, le 12 février
Bertrand Mandico entouré de ses comédienne­s Anaël Snoek, Mathilde Warnier, Pauline Lorillard, Vimala Pons et Diane Rouxel. Paris, le 12 février
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