Les Inrockuptibles

Time’s Up à la française

- TEXTE Iris Brey, Olivier Joyard et Fanny Marlier COORDINATI­ON Jean-Marc Lalanne CONCEPTION NWB studio PHOTO Fiona Torre pour Les Inrockupti­bles STYLISME Elin Bjursell, assistée d’Alejandra Perez MUA Tiina Roivainen/Airport Agency, assistée d’Emma Puhakka

Enquête, à la veille de la 43e édition de la cérémonie des César, sur l’impact des mouvements MeToo Balance ton porc et Time’s Up dans le monde du cinéma.

+ Les lieux de pouvoir du cinéma français (infographi­e, p. 26) + Portrait de l’actrice

Rose McGowan, qui publie Debout, où elle évoque sa dépression et la broyeuse Hollywood (p. 28) + Le docu Sexe sans consenteme­nt explore le viol, questionne la “zone grise”, et s’inscrit dans le mouvement MeToo. Analyse (p. 30) + Entretien avec l’Américaine Rebecca Solnit, auteure d’un recueil d’essais qui démonte tous les mécanismes du patriarcat (p. 36)

Depuis l’affaire Weinstein, les prises de parole et de conscience se sont multipliée­s. La 43e édition des César, qui aura lieu le 2 mars, s’inscrit d’ores et déjà dans le combat contre les violences faites aux femmes. A la veille d’une cérémonie qui s’annonce engagée, nous sommes allés enquêter auprès de différents intervenan­ts du monde du cinéma, à commencer par les cinq espoirs féminins, pour interroger les actions et les possibles changement­s à mener dans toute la société.

ELLES SONT CINQ JEUNES FEMMES. CINQ NOMMÉES AU CÉSAR DU MEILLEUR ESPOIR FÉMININ. Cinq emblèmes d’un inévitable changement d’époque. Elles portent un ruban blanc, symbole de la lutte contre les violences faites aux femmes. L’espoir qu’incarnent et que vivent Eye Haïdara, Iris Bry, Camélia Jordana, Lætitia Dosch et Garance Marillier croise une météo de bourrasque­s, saturée de nuages sombres. Etre une actrice en début de carrière n’a plus la même légèreté depuis que Rose McGowan, Asia Argento et tant d’autres ont pris la parole pour dénoncer la réalité du harcèlemen­t, des agressions sexuelles et des viols qu’elles ont subis. Même si la France s’est démarquée par sa discrétion, le dévoilemen­t de l’affaire Weinstein à Hollywood, dans son ampleur inimaginab­le, a marqué la fin de l’innocence. Celle qui succédera vendredi 2 mars à Sophie Marceau, Sandrine Bonnaire, Charlotte Gainsbourg, Vanessa Paradis, Elodie Bouchez, Audrey Tautou, Sara Forestier ou encore Adèle Exarchopou­los verra son sacre synchrone d’un tremblemen­t de terre dans le cinéma et toute la société.

Si Camélia Jordana affirme ne “pas avoir trop suivi” l’affaire, toutes les autres se sentent concernées. Pour Eye Haïdara, la révélation du Sens de la fête, ce n’est malheureus­ement pas une surprise. “Avant, on disait : ‘il faut coucher pour réussir’ et je pense que ce n’est plus une réalité aujourd’hui. Mais chez certaines personnes, ça l’est encore, et tu auras toujours des gens haut placés qui, de par leur pouvoir, vont se croire tout permis.” Quand on demande si ces abus de pouvoir ont laissé une cicatrice dans leur chair, nos espoirs féminins répondent “non”. Quand on essaie de savoir si elles ont déjà été confrontée­s à ce genre d’homme ou de femme, des histoires affleurent. Garance Marillier, l’héroïne de Grave, se souvient d’avoir été invitée avec sa réalisatri­ce Julia Ducournau dans les cuisines d’un hôtel où elles n’avaient “rien à faire” pendant le Festival de Gerardmer 2017, en présence de politiques. Un homme l’avait accueillie en assénant : “Désolé, à mon âge je ne peux que vous serrer la main.”

Ont-elles été témoins d’actions envers d’autres femmes, sur des plateaux ? “Je n’ai pas envie de répondre”, lance Eye. “Aux Etats-Unis, on aime bien ce genre d’histoires, de celui qui est tout en haut et qui tombe, on n’a pas peur de ça. En France, on est encore réticent. Quand tu vas rencontrer quelqu’un d’un peu craignos, on va te dire : ‘lui, attention’.” Alors, qui pour protéger les jeunes comédienne­s débutantes ? Dans le cas d’Iris Bry, qui a fait ses premiers pas au cinéma dans Les Gardiennes de Xavier Beauvois alors qu’elle entamait une carrière de libraire, la puissante productric­e Sylvie Pialat a tenu ce rôle. “Elle est comme une marraine, j’ai la sensation qu’elle m’a prise sous son aile. Sa protection a été un accompagne­ment naturel, sans rapport avec le genre. J’ai été entourée de personnes très bienveilla­ntes, hommes ou femmes.”

DÉSIRS SANS CONTRAINTE

La bienveilla­nce fait peut-être partie du jeu, mais le ciment du cinéma s’appelle le désir et sa circulatio­n. Cet enjeu immémorial se trouve particuliè­rement questionné et reformulé aujourd’hui. Pour Iris Bry, il reste central : “Il y a des femmes fatales, des bombes sexuelles, c’est un fait. Le tout est d’avoir conscience qu’il s’agit de projection­s de la société. Je ne vois pas trop le problème à ce qu’on filme les femmes comme objets de désir, là encore c’est une question de recul et de propos. Mais j’aurais envie de renverser le débat : réduire seulement les hommes à des sujets désirants, est-ce intéressan­t ? A quel point nos rôles sont-ils figés, hommes comme femmes ?” Lætitia Dosch, prodigieus­e dans Jeune femme, reconfigur­e le circuit du désir : “J’ai plutôt souffert de ne pas être assez désirée. Evidemment, ce que je cherchais, ce n’est pas d’être harcelée. Plutôt un désir de cinéaste. Mais parfois, ça se place dans des endroits flous. De leur part à eux et de notre part à nous. Quand on est acteur, on a des failles qui ne peuvent se résoudre que par des regards posés sur soi. Cela crée des situations intenses. Et bien sûr, ça ne justifie rien.” Ne rien justifier. Ne rien accepter. Aucune violence. Aucun abus. Garance Marillier, foudroyant­e cannibale dans Grave, le formule sans ambiguïté et demande un renverseme­nt des valeurs. “Dans le métier d’acteur, on se met aux ordres, à la dispositio­n de quelqu’un. Il faut l’accepter. Pour autant, avec Julia (Ducournau) – et ce n’est pas parce que c’est une femme –, je ne me suis jamais considérée comme un objet de désir. Même avec Thomas Cailley, avec qui je viens de tourner la série Ad Vitam, je ne me considérai­s pas comme telle. J’entends partout que les actrices font un métier de séduction, mais moi je ne pense pas. Je pense qu’il faut enlever la séduction de notre travail. On est juste des corps. Des corps qui travaillen­t, qui se donnent, qui se façonnent, se transforme­nt. Et c’est de la technique.”

NOUVEAUX VISAGES, NOUVEAUX PERSONNAGE­S

Lætitia Dosch remarque que les cinq visages des nommées “dessinent quelque chose d’assez affirmé, ne serait-ce que d’un point de vue physique. On sort du stéréotype de la jeune actrice châtain clair avec des yeux bleus. Ce n’est pas le visage de la Française type.” Mais au-delà de la multiplici­té vibrante que ces cinq espoirs matérialis­ent, certains personnage­s qu’elles interprète­nt révèlent un autre changement. Plus puissant et politique. Celui des représenta­tions. Dans Grave, premier long métrage horrifique de Julia Ducournau, le corps féminin se métamorpho­se sans cesse. La peau est une coquille qui se fissure pour montrer qu’un corps féminin peut muer, sans que cette béance ne soit créée par une pénétratio­n ou une gestation (comme dans bon nombre de films d’horreur). Le sang, ici, ne relègue pas le personnage de Justine au féminin. Ce n’est pas le sang des menstrues qui gicle : le liquide rouge symbolise le désir dévorateur de Justine, une jeune fille qui suit un parcours universel, celui de la découverte de son corps et de sa sexualité, tout en sortant de la norme.

C’est aussi le cas de Paula, coeur battant de Jeune femme, le premier film de Léonor Serraille récompensé par la Caméra d’or au dernier Festival de Cannes. Un autre récit d’émancipati­on, dont le titre seul résonne comme un programme. Lætitia Dosch, qui incarne Paula, quittée par son mari et en pleine reconstruc­tion chaotique, explique la démarche consciente de sa réalisatri­ce : “Tout le scénario, puis la direction d’actrice, travaille sur le contre-pied de l’idée la plus commune d’une jeune femme. Avec Justine Triet (réalisatri­ce de

La Bataille de Solférino – ndlr) et Léonor, j’ai connu deux relations très différente­s. Mais elles ont en commun de ne pas vouloir que le personnage féminin principal soit victimisé. Elles se méfient de l’apitoiemen­t. Il fallait exprimer une forme de tragique autrement que par la fragilité et les larmes.” L’autre force de Jeune femme est d’avoir inventé un personnage traversé inconsciem­ment par les enjeux post-Weinstein, alors que le film a été tourné bien avant. “J’ai l’impression d’avoir mis en scène des situations dont on parle aujourd’hui, confirme Léonor Serraille.

On n’apprend pas aux femmes à partir quand quelqu’un nous approche. Mais mon héroïne, elle claque la porte. Elle subit deux fois un assaut d’un homme et elle part. Elle se défend. Elle se bat.”

Se battre, c’est peut-être justement le destin d’une jeune actrice pour façonner des rôles nouveaux. Lætitia Dosch aimerait qu’un regard différent se pose sur les actrices : “Là où je souffre, c’est qu’on ne m’a proposé que des rôles de filles un peu marginales. Quand un personnage féminin est très stéréotypé, on ne pense pas à moi. Ça pourrait être un progrès d’ailleurs, qu’une actrice comme moi ait accès aux rôles les plus stéréotypé­s.” Productric­e de 120 battements par minute, qui raconte les luttes d’Act Up dans les années 1990, Marie-Ange Luciani envisage la problémati­que dans la globalité du cinéma français. “On peut réfléchir à qui on représente et comment. Et dans ce cadre, on peut poser la question des femmes, mais elle n’est pas suffisante. Quand on constate comment sont représenté­es les minorités dans le cinéma français contempora­in, si on sort des chiffres, on tombe dans un gouffre. Toute personne qui a le pouvoir de faire des films pourrait aussi bien se poser cette question-là.”

Retravaill­er les stéréotype­s, en sortir aussi : les enjeux sont multiples. L’un d’eux s’incarne dans la représenta­tion des femmes racisées sortant du film de banlieue, aussi novateur soit-il. L’année dernière, la comédienne Oulaya Amamra gagnait le César du meilleur espoir féminin en incarnant une petite frappe en colère voulant sortir de sa cité ; cette année

Eye Haïdara est nommée pour le rôle d’Adèle, un personnage dont la couleur de peau n’était pas précisée au scénario. La France revendique le fait d’être color blind (“aveugle à la couleur”), une façon d’esquiver la question ? Dans la dernière étude du CSA sur la diversité à la télévision, le terme utilisé est “personnes perçues comme non blanches”. Alors qu’aux Etats-Unis, entre l’acteur Sterling K. Brown remerciant sur la scène des Golden Globes le créateur de This Is Us, Dan Fogelman, d’avoir “écrit un rôle spécifique­ment pour un homme noir”, et l’utopie mise en scène par Black Panther, succès du moment, la tendance est un peu différente : l’affirmatio­n d’une identité est devenue un point de ralliement.

C’était même le point de départ d’une conversati­on menée par Shonda Rhimes, face aux 150 femmes de l’industrie américaine qui se sont réunies en novembre pour réfléchir à comment bouleverse­r leur secteur, et qui mena au mouvement Time’s Up. La cinéaste Rebecca Zlotowski se trouvait à Los Angeles, quelques semaines après que l’affaire Weinstein eut éclaté. Un dimanche, les femmes les plus puissantes d’Hollywood se sont retrouvées pour préparer “cette grande offensive médiatique”. Elle y a participé, seule réalisatri­ce étrangère présente. “Il y avait un buffet vegan et une crèche. On sentait une excitation, un enthousias­me, un sens du secret aussi : on nous demandait d’éteindre les portables”, se souvient la réalisatri­ce. Geena Davis, Natalie Portman, Reese Witherspoo­n, Brie Larson,

“Quand on constate comment sont représenté­es les minorités dans le cinéma français contempora­in (…), on tombe dans un gouffre” MARIE-ANGE LUCIANI, PRODUCTRIC­E DE “120 BATTEMENTS PAR MINUTE”

Rashida Jones, America Ferrara étaient présentes. Shonda Rhimes, celle qui a créé Grey’s Anatomy, Scandal et produit How to Get Away with Murder, celle qui a fait aimer à l’Amérique entière des héroïnes noires en donnant à Viola Davis et Kerry Washington les rôles-titres, a ouvert le bal. Zlotowski explique que la scénariste-showrunneu­se voulait “poser le débat en termes de diversité, en insistant sur le fait que pour aborder les thématique­s de domination exercée sur les femmes, on est obligé de faire intervenir de l’intersecti­onnalité. On ne peut pas mener ces réunions et faire vivre un mouvement comme Time’s Up sans que des femmes de couleur soient représenté­es. D’ailleurs, elles avaient organisé une réunion non-mixte entre elles pour préparer les débats.”

“PAS DE MERYL STREEP FRANÇAISE”

La France est-elle en retard ? Sur les représenta­tions, cela ne fait aucun doute. Sur la libération de la parole également. Et les deux sont peut-être intimement liées. Alors que dans l’Hexagone, le communauta­risme est considéré comme un gros mot et les réunions non-mixtes une hérésie, les démarches autour de MeToo et de la représenta­tion des minorités se font écho : la question de la prise de parole et de son partage, considérée comme trop dangereuse ou trop douloureus­e, est rapidement mise sous le tapis ou vilipendée.

Dans le cinéma français, les voix des comédienne­s ne se sont pas encore exprimées collective­ment pour dénoncer un homme, comme si la chaîne de solidarité restait trop fragile. Alors que le hashtag Balance ton porc inondait les réseaux sociaux depuis plusieurs mois, le quotidien Le Monde publiait la tribune de cent femmes défendant la “liberté d’importuner”. L’image du cinéma français post-MeToo est devenue un sujet de parodie : l’émission US Saturday Night Live diffusait il y a quelques semaines un sketch mettant en scène Brigitte Bardot et Catherine Deneuve en pasionaria­s à côté de la plaque, ne comprenant pas les enjeux du moment. Garance Marillier ne prend pas de gants : “J’ai lu le début de la tribune, et très vite j’ai arrêté. C’est fatigant de passer pour des chochottes qui geignent. J’ai même pas les mots.” Qui sont les contre-modèles ? Léa Seydoux et Emma de Caunes ont dénoncé les actes qu’elles ont subis de la part de Weinstein, Isabelle Huppert a affiché sa sympathie pour le mouvement MeToo, Isabelle Adjani a critiqué la tribune des cent…. mais aucune ne se positionne comme cheffe de file, tandis qu’en Angleterre et aux Etats-Unis, Emma Watson ou Reese Witherspoo­n rassemblen­t les troupes et structuren­t un combat féministe. Eye Haïdara lance pourtant un appel : “S’il n’y a pas une Meryl Streep qui vient nous prendre par la main et nous dire : ‘OK, je vous accompagne’, on ne peut pas y aller.”

La France est-elle en retard ? L’image du cinéma français post-MeToo est devenue un sujet de parodie

rapport de classes… Et ça a aussi démontré qu’on s’est accommodé trop facilement de l’idée d’un “destin de femme” qui serait celui d’être régulièrem­ent harcelée… Et ça, c’est quelque chose qu’il faut casser. C’est pour ça que je trouve très sain le hashtag “Balance ton porc”, qui a choqué pas mal de monde. Pour moi, ce n’est pas un éloge de la justice expéditive, c’est juste un petit retour à l’envoyeur, une petite baffe publique qui joue la vigueur langagière plutôt que la plainte silencieus­e. Littéralem­ent : les femmes vont ouvrir leur gueule – quelle bonne nouvelle !

Pourquoi, selon toi, le cinéma français n’a-t-il pas encore démasqué ses prédateurs ?

C’est rageant, cette chape de silence… Il y a une raison structurel­le : le cinéma français est plus artisanal, avec beaucoup de petits indépendan­ts. Mais aussi, le milieu n’est pas encore structuré par des mouvements militants comme aux Etats-Unis. Et surtout, le plus grave : le cinéma français ferme sa gueule car dans le fond, il repose complèteme­nt sur le mythe du “mec salaud mais génial”…

Tu as vécu une double vie de critique (La Lettre du cinéma) et de scénariste-réalisatri­ce. Quelle est ta vision de ces milieux et de leur rapport aux femmes ?

Quand je suis sortie de ma bulle très cinéphile pour aller vers un milieu de cinéma plus “majoritair­e”, lorsque la question du pouvoir s’est posée, les difficulté­s ont commencé. Le nombre de fois où je me suis fait traiter d’“intello chiante” dès que je parlais de manière “érudite” de mise en scène… Une fille qui pense haut et de manière un peu “complexe”, c’est insupporta­ble pour beaucoup encore, et c’est une fille qui ne “saura pas faire de films”… Le cinéma art et essai français est certes moins sexiste que le cinéma américain, mais où sont les films à budgets conséquent­s fabriqués par des femmes ? A chaque fois que j’ai eu un projet de film un peu cher, je me suis fait rembarrer par principe, sur le mode “Tu planes ma fille”…

Comment se situer par rapport aux rétrospect­ives mettant à l’honneur des prédateurs sexuels à la Cinémathèq­ue ou aux textes (comme celui sur

Blow-up d’Antonioni, par Laure Murat) proposant de revoir des films avec un oeil sensible aux questions de représenta­tion des rapports de violence et de genre.

LE CINÉMA FRANÇAIS, MOINS SEXISTE ?

Alors que le cinéma français contempora­in s’est souvent démarqué par sa culture de l’engagement politique et social, des luttes pour les sans-papiers circa années 1990 aux récentes prises de position de la SRF (Société des Réalisateu­rs de Films) en faveur des migrants, le silence entourant les violences faites aux femmes pose question. Marie-Ange Luciani envisage une hypothèse : “Calais, c’est aller vers l’autre. Là, évoquer des agressions, c’est parler de soi, révéler une intimité extrêmemen­t complexe. C’est très lourd. Elles sont courageuse­s, celles qui parlent. Mais on ne peut pas condamner celles qui ne le font pas. Ce n’est pas parce que la parole n’est pas médiatisée qu’elle n’existe pas. Depuis quelques mois, les dîners et les cafés deviennent le lieu de débats passionnés, de confession­s inédites.” Le contexte est également très différent d’Hollywood, la concentrat­ion du pouvoir entre quelques mains étant moins évidente en France. De plus, la place faite aux femmes dans l’industrie du cinéma hexagonal est plus importante que dans d’autres pays, même si la parité est loin d’être atteinte – seuls 21 % des films agréés par le CNC en 2017 ont été réalisés par des femmes, le salaire moyen d’une réalisatri­ce de long métrage est inférieur de 42,3 % à celui d’un réalisateu­r et, toujours selon le CNC, en 2015, le devis moyen des films d’initiative française réalisés par des femmes est de 3,50 millions d’euros contre 4,70 millions d’euros pour les hommes.

Cheffe opératrice nommée pour son travail dans 120 battements par minute, Jeanne Lapoirie estime la situation des femmes dans l’industrie française moins problémati­que qu’ailleurs : “Structurel­lement, le cinéma français est moins sexiste, on a beaucoup moins de problèmes à faire travailler des femmes, à tous les postes. Dans les autres pays, ils sont restés plus arriérés. On est quasiment le seul pays européen comme ça. Quand je vais à l’étranger faire des masterclas­ses, ils sont étonnés que je puisse faire ces films. Je me souviens d’une fois à Oslo, où les autres femmes étaient étonnées, parce que personne ne les engage.” Signe d’une exception française, la Fémis, plus prestigieu­se école de cinéma nationale, atteint la parité dans le nombre d’élèves admis-es depuis sa création en 1986, même si la question du sexisme n’est pas pour autant étrangère à cette institutio­n (lire l’encadré). “Scénariste­s, réalisatri­ces… les métiers techniques se féminisent, analyse Marie-Ange Luciani. C’est une évolution de la société et le cinéma y participe. Les femmes se sentent plus légitimes à occuper des postes de pouvoir. Il y a encore beaucoup de progrès à faire mais nous continuons assez logiquemen­t le travail de celles et ceux qui se sont battus avant nous.” Levier majeur du financemen­t des films indépendan­ts en France, l’avance sur recettes est attribuée à 36 % de femmes pour les premiers et deuxièmes films. Mais s’il est moins difficile qu’ailleurs de débuter une carrière en tant que réalisatri­ce dans le cinéma français, la poursuivre peut se révéler ardu. Dans le deuxième collège, réservé aux cinéastes confirmés, le bénéficiai­re type est un homme déjà installé. Seules 20 % de femmes obtiennent alors l’avance sur recettes.

VERS DES QUOTAS ?

Depuis mars 2017, le collectif Sexisme sur écrans se bat pour obtenir des chiffres. La réalisatri­ce Charlotte Silvera en résume le principe : “Ce collectif s’est constitué pour connaître notamment les pourcentag­es de films de femmes programmés dans tous les lieux de diffusion : France TV, les festivals, le CNC, les cinémathèq­ues…

Il a fallu établir nous-mêmes des bilans genrés, cela ne peut continuer. Nous avons pour but de parvenir aux 50/50, vraie égalité femmeshomm­es.” Une pression qui a porté ses fruits puisque le 7 février, lors du comité ministérie­l pour l’égalité entre les hommes et les femmes, la ministre de la Culture Françoise Nyssen a fait une annonce audacieuse : atteindre la parité dans le monde de la culture en quatre ans. Elle compte recourir aux quotas, dans la direction des établissem­ents culturels, mais aussi les programmat­ions. Les instances qui ne respectero­nt pas ces quotas se verront sanctionné­es et un système de malus pourrait même être envisagé. De son côté, l’associatio­n Le Deuxième Regard, qui bouscule “les stéréotype­s de genre dans le cinéma et milite pour l’égalité femmes-hommes dans l’industrie”, prépare aussi son action. A quelques jours de la cérémonie des César 2018, ses membres annoncent le lancement d’un nouveau collectif, appelé “5050x2020”, qui prendra la forme d’un observatoi­re chiffré de l’égalité femmes-hommes dans le cinéma, permettant d’analyser les inégalités de salaires, les écarts de budgets entre réalisateu­rs et réalisatri­ces, mais aussi le manque de diversité au sein de l’industrie. “Alors que le cinéma français n’a pas été ébranlé par l’onde de choc de l’affaire Weinstein, il nous semble essentiel d’avancer sur des mesures concrètes, qui dépassent le seul sujet des violences sexuelles”, détaille Le Deuxième Regard. Une initiative qui découle d’une réflexion menée outre-Atlantique par la créatrice des géniales séries Transparen­t et I Love Dick, Jill Soloway, à l’origine du slogan “5050x2020”. En novembre, celle-ci suggérait treize propositio­ns pour instaurer un réel changement. La première est un challenge, celui d’arriver à la parité dans tous les postes de leadership à Hollywood.

En coulisse, la résistance s’organise donc elle aussi, à sa façon, à son échelle, de manière consciente ou non. Une chose est sûre, elle passe avant tout par la sororité, cette solidarité féminine. “Honnêtemen­t, j’ai fait les choses sans vraiment y penser. Je les ai choisies pour leur talent”, répond par exemple Léonor Serraille qui n’a sélectionn­é que des cheffes de postes pour tourner Jeune femme. Elle ajoute toutefois : “Mais c’est vrai qu’il y avait une énergie particuliè­re sur le plateau, qui nous a toutes donné un peu plus de pêche. C’était dur parce qu’on débutait, mais ça nous enivrait. Redistribu­er le pouvoir grâce à la sororité, j’y crois beaucoup.”

“Je travaille avec des femmes âgées de 17 à 55 ans, et nous sommes nombreuses à vivre cette sororité presque spirituell­e qui nous permet d’avancer ensemble”, renchérit Camélia Jordana. Après l’affaire Weinstein, plusieurs étudiantes de la Fémis se sont regroupées pour organiser des réunions non-mixtes mensuelles, parce que “certaines choses ne peuvent être dites qu’entre femmes”, explique

“On a balancé, on a polémiqué, maintenant on veut des moyens pour les associatio­ns, qui sont dépassées suite à l’affaire Weinstein” MAXIME RUSZNIEWSK­I, COFONDATEU­R DE LA FONDATION DES FEMMES

Julie, élève en deuxième année (lire encadré). Elles sont déterminée­s à faire entendre leur voix dans un milieu largement dominé par le masculin, et où le mot “féministe” peut encore parfois sonner comme un gros mot. Un a priori que Garance Marillier ne supporte plus : “Le cinéma, c’est 80 % de mecs, et souvent, ils pensent que si on est féministe c’est qu’on déteste les hommes. Donc ils se disent : ‘On ne va pas prendre cette grosse chieuse qui parle sur notre gueule, cette féministe qui ne va vouloir travailler qu’avec des femmes’. C’est tout le temps ça…” Pour Rebecca Zlotowski, le combat doit se faire avec les hommes : “Il y a beaucoup d’idées qui peuvent s’exporter des Etats-Unis mais pour moi, ici en France, il faut mener un combat mixte.”

Pour montrer leur engagement, Garance, Iris, Lætitia, Eye et Camélia ont accepté de porter un ruban blanc à la cérémonie des César, ce vendredi. Lancée au Canada en 1991, la Campagne du ruban blanc (White Ribbon Campaign) avait été initiée par des personnes revendiqua­nt leur opposition aux violences faites aux femmes après la tuerie antifémini­ste de l’Ecole polytechni­que de Montréal, en 1989. Un code qui a inspiré la Fondation des femmes – une structure qui gère les fonds récoltés et les redistribu­e vers plusieurs associatio­ns –, qui en a fait son emblème. Dans la continuité du mouvement Time’s Up dévoilé par Hollywood lors de la cérémonie des Golden Globes au mois de janvier, la Fondation lance la campagne Maintenant on agit, dès la cérémonie des César. Maxime Ruszniewsk­i, porte-parole de la structure, détaille le projet : “On a balancé, on a polémiqué, maintenant on veut des moyens pour les associatio­ns, qui sont dépassées suite à l’affaire Weinstein. On lance donc une campagne de collecte de fonds. Quatre associatio­ns bénéficier­ont de cet argent : elles accompagne­nt les victimes dans les démarches judiciaire­s et sont aujourd’hui débordées.” “La SPA reçoit 45 millions par an, la Fondation des femmes n’a même pas 300 000 euros, ce n’est pas normal”, insiste Tonie Marshall, la réalisatri­ce de Vénus Beauté (Institut) (César du meilleur film en 2000). Une initiative pour améliorer la prise en charge des victimes que compte bien soutenir aussi Eye Haïdara qui prône le fait de pouvoir “aider toutes les femmes”. “Il faut de l’argent pour se défendre juridiquem­ent. Ce n’est pas parce que ma voisine a moins d’argent que moi qu’un agresseur doit se permettre de s’en prendre à elle en pensant qu’il n’y aura pas de conséquenc­es”, assène la comédienne.

Il y a quelques semaines, le teaser de la prestigieu­se remise de prix reprenait les codes du clip de la chanson Basique d’Orelsan. Le maître de cérémonie, Manu Payet, lance au téléspecta­teur : “Une actrice qui passe des essais n’est pas obligée de se désaper, les producteur­s de ciné ne sont pas tous des porcs hashtagués.”

Le tout aux côtés de deux femmes vêtues de la combinaiso­n jaune d’Uma Thurman de Kill Bill et giflant des hommes à tête de cochon. Une façon d’annoncer que le sujet du harcèlemen­t sexuel sera abordé pour certain.e.s, une manière lourdingue de mettre un terme au débat avant même qu’il n’ait commencé pour les autres. On peut présager que la cérémonie des César sera toutefois teintée de discours engagés sur l’égalité femmeshomm­es. Blanche Gardin, qui remettra ce vendredi la statuette à Iris, Garance, Eye, Lætitia ou Camelia, ne devrait pas se priver de quelques punchlines cinglantes.

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Le maître de cérémonie des César, Manu Payet, dans le teaser de la 43e édition qui a fait polémique
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Nathalie Coste-Cerdan
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