Les Inrockuptibles

Reportage à Taipei

Phénomène en Asie, MAYDAY, les pionniers du rock taïwanais, fêteront leurs vingt ans de carrière ce 2 mars à l’AccorHotel­s Arena. Nous les avons croisés à Taipei, sur scène sous la mousson, puis en backstage, en avant-première d’un triomphe parisien annon

- TEXTE Abigaïl Aïnouz

Mayday, pionniers du rock taïwanais, fêtent leurs vingt ans de carrière. Rencontre avant un triomphe parisien annoncé

EN CE DÉBUT JANVIER, C’EST SOUS UNE PLUIE BATTANTE QUE L’ON REJOINT LES 24 000 SPECTATEUR­S DU STADE DE BASE-BALL DE TAOYUAN, dans la banlieue de Taipei, la capitale taïwanaise. Encapuchon­nés sous des imperméabl­es et chaussés de bottes en caoutchouc, les fans rejoignent tranquille­ment leurs sièges numérotés, formant dans la fosse un océan de plastique multicolor­e. Certains sont là depuis plusieurs heures, ont la goutte au nez et ont déjà dévalisé les stands de merchandis­ing pour immortalis­er cette tournée inédite fêtant les vingt ans de carrière d’un des groupes les plus emblématiq­ues du rock asiatique : Mayday. Echarpes, T-shirts, figurines, imperméabl­es floqués à l’effigie du groupe : en tout, ce sont près de 60 millions de dollars taïwanais

(soit 1,7 million d’euros) qui auront été dépensés en goodies sur les onze dates consécutiv­es à Taipei.

Dans les loges, la météo n’inquiète pas plus que ça les organisate­urs, habitués aux moussons d’hiver, mais qui comptent quand même sur la bénédictio­n des dieux. Une table de fortune est transformé­e en autel, où s’amassent quantité de fruits, de la fausse monnaie et de l’encens. “C’est pour porter bonheur”, nous précise un membre du staff, qui vient d’allumer un bâton d’encens et de réciter une courte prière. Un peu plus loin dans les backstages, on découvre une salle remplie comme un oeuf de journalist­es et une équipe de production suréquipée de caméras et de drones. Pas question pour eux de manquer une miette de ce rendez-vous exceptionn­el qui clôture les onze concerts à domicile et célèbre le réveillon du Nouvel An. Les 260 000 billets pour ces onze dates se sont vendus en quinze minutes, avec des tarifs allant de 22 à 100 euros la place – et ce n’est qu’une “étape” de la tournée gigantesqu­e du groupe. Débuté en mars 2017, le Life Tour affiche plus de cent dates dans le monde entier, dont sept en Amérique du Nord (toutes sold out, et dans des salles telles que le Barclays Center de New York, dont la capacité est de 19 000 places), mais aussi quelques-unes en Europe, dont un passage inédit le 2 mars à l’AccorHotel­s Arena de Paris (une première pour un groupe chinois) et, deux jours plus tard, à l’O2 de Londres.

Pour cette nouvelle tournée – accompagna­nt la sortie de son neuvième album, History of Tomorrow –, Mayday a donc décidé de voir les choses en grand, en immense même. Au programme, une superprodu­ction : feux d’artifice et cascades en tout genre, projection d’un film de science-fiction où chaque musicien joue un superhéros prêt à sauver la planète, duo avec la star de la C-pop Jay Chou pour ce dernier jour à Taoyuan et, ne l’oublions pas, un concert de rock survolté retransmis sur des écrans géants (des sous-titres sont prévus pour les dates en Europe). Pour mettre en scène ce mégashow, les Taïwanais sont allés chercher le directeur artistique américain

LeRoy Bennett, qui a notamment signé des tournées pour Lady Gaga, Beyoncé, Rammstein ou encore Paul McCartney. Un travail de longue haleine, comme nous le confirme le bassiste de Mayday, Masa : “On a mis un an et demi à monter ce spectacle ensemble, et à chaque réunion M. Bennett prenait l’avion et venait des Etats-Unis pour échanger. Il a donné une dimension nouvelle à notre spectacle, vraiment inédite en Asie.”

Armés de sabres laser colorés scintillan­t à l’unisson, les milliers de fans vont ce soir-là en avoir pour leur argent en brandissan­t leurs bâtonnets lumineux et en participan­t au show de son et lumière. Près de trente changement­s de décor défilent sous leurs yeux sans transition ! Presque autant de costumes (sans rire) et toujours et encore des trombes de pluie. Pendant plus de quatre heures, Mayday embarque son public dans un vrai marathon dont les rappels dureront bien une heure supplément­aire… Conservant le teint frais, la mèche toujours bien placée et une garde-robe fournie, le quintet assure du début à la fin, virevoltan­t entre la B-stage (scène secondaire en forme de U) et des cages en néons perchées à plusieurs mètres du sol. Et comme si cela ne suffisait pas, la bande prend le temps de tailler une bavette entre deux hits : de nombreuses plaisanter­ies (en mandarin), des confidence­s et intermèdes viennent ainsi habilement ponctuer le show pour détendre l’atmosphère.

Une prestation rock impeccable, presque trop lisse, et sans aucun faux pas. Pour avoir bachoté les paroles avant le jour J, on sait bien que Mayday cultive dans ses chansons des sujets plutôt consensuel­s, loin des brûlots des Clash, signant par exemple une ode à John Lennon, ou les naïfs Mickey Mouse et Armstrong (Neil). Oubliez donc la consommati­on de stupéfiant­s, les dérapages en public et autres joyeuserie­s dont Peter Doherty a le secret, le moindre écart n’étant que trop moyennemen­t toléré ici. Comme nous le confirmait un peu plus tôt la Madonna taïwanaise, Jolin Tsai : “En Asie, la morale est une question primordial­e, et le public attend que les célébrités, celles qui passent à la télé par exemple, soient parfaites, vraiment

Entre autres dingueries, un concert marathon de 1 heure à 6 heures du matin, ou encore un show mené en haut du gratte-ciel Taipei 101 : le Closest to the Sky in History Concert

irréprocha­bles. On est vraiment moins tolérant à l’égard des artistes, on ne leur laisse pas le droit à l’erreur.” A l’exception peut-être de leur récent clip Battle Song, où l’on devine la police, des barbelés et la montée du nucléaire, la prise de risque reste assez modique…

Le groupe a fait les frais de cette culture, il y a quelques années, en tentant de prendre position sur les réseaux sociaux à propos de l’accord de libre-échange sino-taïwanais. Résultat : ils se sont retrouvés tout bonnement blacklisté­s des médias chinois, accusés d’être “pro-indépendan­tistes”. Rapidement, tout message contestata­ire de Mayday a dû être effacé et la maison de disques a nié…

Les fans de rock chinois (ou C-rock) voient pourtant en Mayday de vrais pionniers du genre, encore peu connus du grand public en Europe. Révélée à la fin des années 1990, cette bande d’étudiants zinzins des Beatles va vite devenir la coqueluche de son île maternelle, Taïwan, puis de la Chine continenta­le. Chantant essentiell­ement en mandarin (avec quelques bribes d’anglais par-ci, par-là), Ashin (chant), Monster (leader et guitare), Stone (guitare), Masa (basse) et Guan You (batterie) s’affirment année après année comme une valeur sûre du rock asiatique, tout en flirtant habilement avec la mandopop (pop en mandarin ou C-pop). Un croisement entre la pop ultracomme­rciale et les jeans troués du rock, un medley détonnant et assez couru en Asie, comme nous l’explique une jeune recrue du label de Mayday (B’in Music), Gboyswag, (invité à assurer la première partie du show ce soir-là) :

“On a tous envie d’essayer de faire comme les artistes occidentau­x,

des albums qui ont une unité de genre, mais ce n’est pas vraiment comme ça que ça marche en Asie. Les habitudes d’écoute sont assez différente­s et ça demande de mélanger beaucoup de genres. Certains artistes de Taïwan choisissen­t un seul genre de musique, comme le rock, mais ils touchent des marchés beaucoup plus petits.”

Avec sa recette éclectique, Mayday a empoché près de 150 prix internatio­naux, dont les fameux Golden Melody Awards – une version taïwanaise des Grammys –, et vendu plus d’un million d’albums physiques. Mais ce sont surtout leurs concerts qui ont battu tous les records, car ceux que l’on surnomme “les Beatles chinois” ont de quoi faire pâlir leurs aînés britons : 200 000 billets vendus en un seul jour pour leurs dates à Pékin en 2012, le record de Michael Jackson à Taipei pulvérisé avec 40 000 fans dans une même salle de concert (2004), ou encore leur show de folie au Madison Square Garden de New York devant une foule de 14 000 personnes (en 2014).

Mais si Mayday est devenu un vrai phénomène en Asie, c’est aussi pour sa capacité à impliquer son public dans ses concerts, notamment en créant des événements inédits. C’est presque devenu leur spécialité : à la veille de la nouvelle année, rivaliser d’ingéniosit­é pour créer le buzz. Au réveillon 2006, ils se lancent dans un record de signatures d’autographe­s pour leur disque Born to Love, pendant onze heures d’affilée ! Quelques années plus tard, ils deviennent le premier groupe chinois à lancer

(et produire) leur propre film 3D : 3DNA. Autre dinguerie, un concert marathon de 1 à 6 heures du matin, ou encore un show mené en haut du gratte-ciel Taipei 101, à plusieurs centaines de mètres du sol : le Closest to the Sky in History Concert. Leur prochain défi ? Un nouveau film en 3D dont ils seront les superhéros. Rien ne les arrête, pas même la pluie.

Retour au stade de Taïwan. Rideau de fin pour le concert de Mayday – qui nous laissera des étoiles plein les yeux (et les os trempés). Une ribambelle de marques et de sponsors défilent sur les écrans géants. Une pratique pas encore dans les moeurs européenne­s, mais qui nous rappelle que la musique est bien un business en Asie, et non une industrie naufragée… Bousculant les habitudes de consommati­on (via des plates-formes comme QQ Zone, où il est possible à la fois d’écouter de la musique, de regarder de la vidéo, de bloguer ou de payer en ligne), elle voit même ses revenus progresser beaucoup plus vite que dans le reste du monde (+ 20 % en Chine contre seulement 4 % en Europe pour l’année 2016

Et ce ne sont pas seulement les superprodu­ctions et les sponsorshi­ps qui en sont la raison. Le streaming a fait son entrée en grande pompe, le marché chinois passant de 90 % d’écoute pirate (au début des années 2000) à presque 700 millions d’abonnement­s sur les plates-formes de streaming (dont 3 % payants). Derrière ces principale­s applicatio­ns offrant l’écoute en streaming (QQ Music, KuGou, Kuwo), on retrouve d’ailleurs le monstre Tencent – dominant 75 % du marché –, qui vient tout juste de trouver un accord avec un certain… Spotify. Si jusqu’ici le Great Firewall de Chine et la barrière de la langue forçaient les Chinois à consommer “local”, nos stars hexagonale­s pourront bientôt tenter leur chance auprès du 1,3 milliard de Chinois, un marché “massif et à prendre très au sérieux” selon le président de Warner Music Asia, Simon Robson ... Quant à la mandopop et au rock de Mayday, tremblez, ils risquent de débarquer dans nos charts plus vite qu’on ne croit.

1 Source : Global Music Report 2017 de l’IFPI

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