Les Inrockuptibles

Call Me by Your Name de Luca Guadagnino

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Conçu comme un havre où le temps semble suspendu, le film du Palermitai­n, adapté du roman d’André Aciman, est tout entier dévolu à l’éclosion du sentiment amoureux. Et à la brûlure du désir.

VOULOIR Y RETOURNER. INSTANTANÉ­MENT. PROLONGER CET ÉTÉ INFINI, passer encore un peu de temps là-bas, avec eux. Ce sentiment qui nous étreint dès la fin de Call Me by Your Name est commun à de nombreux (bons) films, mais il est consubstan­tiel à celui-ci, conçu à l’évidence comme un havre par son auteur Luca Guadagnino (à partir d’un roman d’André Aciman, scénarisé par James Ivory). Non pas sur le mode paresseux du “feel-good movie” mais plutôt sur celui, plus rare, plus dur à obtenir, du temps suspendu : lorsque le présent est si fort, si étourdissa­nt que chaque jour semble durer une année, que le fracas du dehors est comme réfléchi par les parois d’une bulle inviolable.

Au centre de cette bulle se trouve Elio. Elio a 17 ans, une gueule à poser pour Le Caravage, une petite amie française (Esther Garrel, parfaite) et les parents les plus attentionn­és du monde (Amira Casar, altière, et Michael Stuhlbarg, moins torturé mais tout aussi émouvant que dans A Serious Man). Il passe comme chaque année ses vacances d’été dans une grande maison familiale dans le nord de l’Italie, à dévorer des romans et à retranscri­re de la musique classique, dont il maîtrise le langage au point de pouvoir interpréte­r du Bach à la guitare ou au piano de trois façons différente­s. Petit prodige, à la limite du singe savant, il mériterait des claques si Timothée Chalamet, impression­nant, n’usait de tous ses charmes pour le rendre aimable. Et de fait, comment en vouloir à quelqu’un qui sait qu’au fond il ne sait rien ?

Car ce qui lui manque n’est pas un savoir mais une sensation, un truc qui se vit dans la chair : l’amitié et le désir réunis, cristallis­és en la personne d’Oliver. Oliver a 24 ans, un corps à poser pour Michel-Ange et un QI qui n’a rien à envier à ceux des autres occupants de la maison, où il vient assister le père d’Elio dans ses recherches sur l’art antique. Lui aussi, bien sûr, a quelque chose d’agaçant, par exemple lorsqu’il frime sur l’étymologie du mot “abricot”, mais on ne saurait non plus lui en faire grief. Quintessen­ce de coolitude américaine, il est interprété par Armie Hammer, qui aurait mérité tout autant que son jeune partenaire une nomination aux oscars.

L’année où se déroule le récit est importante. En 1983, les années de plomb se terminent et le socialiste Craxi, encore vierge des scandales de corruption, prend le pouvoir ; Berlusconi commence à peine son travail de sape culturelle et le sida ses ravages ; Mussolini ne vit plus que dans la mémoire de vieilles dames inoffensiv­es et Beppe Grillo n’est qu’un sympathiqu­e bouffon télévisuel. Tous ces détails sont donnés par Guadagnino, mais justement comme des détails, comme pour dire : ici, la politique et ses tourments n’ont pas droit de cité. C’est un temps mythologiq­ue que filme le cinéaste, un temps hors du temps

que les problèmes du monde (d’identité, d’assignatio­n, de répression, de domination) n’affectent pas, ou à peine. Il faut une certaine fougue, en ces temps hyperidéol­ogisés, pour revendique­r aussi crânement le droit de s’en foutre, de n’être attentif qu’à une chose : l’éclosion du sentiment amoureux.

Pendant une heure, le film est ainsi tout à la fascinatio­n que l’apollon exerce sur l’adolescent, avant que, dans la deuxième partie, une fois les masques tombés, le jeu de séduction ne devienne plus égalitaire. Tout bascule dans un prodigieux plan-séquence (prodigieux d’abord parce qu’il ne crie pas “regardez-moi”) sur la place du village, devant un monument aux morts autour duquel le cinéaste fait subtilemen­t danser les deux corps juvéniles. La scène – ainsi d’ailleurs que tout le film, par sa thématique et certains motifs – peut en rappeler une autre, autour d’un escalier, dans Phantom Thread. Mais tandis que Paul Thomas Anderson se gargarise de sa maîtrise absolue, Luca Guadagnino, lui, est moins ostentatoi­re, fait davantage confiance aux hasards, comme cet incroyable plan, accidentel­lement voilé, sur le visage d’Elio, qui montre mieux que n’importe quel effet volontaire la brûlure du désir.

Pour ce faire, il a eu l’excellente idée de s’adjoindre les services de Sayombhu Mukdeeprom, chef op d’Apichatpon­g Weerasetha­kul, qui signe là une photograph­ie très douce, rohmérienn­e (dans le découpage aussi), dominée par le vert (des arbres, des rivières) et les ocres (des façades, des blés). Ces qualités réjouissen­t d’autant plus qu’elles n’étaient pas présentes dans le précédent film de Guadagnino, le criard A Bigger Splash. Call Me byYour Name fait au fond beaucoup plus appel à l’esthétique de David Hockney, à son idée de paradis perdu, à sa modernité radieuse et apaisée. Il aurait sans doute mérité qu’on l’appelle par ce nom : “A Bigger Love”. Jacky Goldberg

Call Me by Your Name de Luca Guadagnino, avec Timothée Chalamet, Armie Hammer, Esther Garrel, Amira Casar, Michael Stuhlbarg (Fr., It., E.-U., Br., 2017, 2 h 12)

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Armie Hammer et Timothée Chalamet

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