Les Inrockuptibles

Berlin provincial­e

- Jean-Marc Lalanne

Au dernier festival de Berlin, la découverte d’un nouveau film éblouissan­t de Jean-Paul Civeyrac.

SI LE TERRITOIRE DES FESTIVALS EUROPÉENS était un pays, Cannes en serait sans trop de doutes la capitale, aspirant avec voracité les films les plus prestigieu­x et les auteurs au sommet de leur gloire. Dans cet Etat-festival, fortement centralisé, Berlin reste la plus forte province. Mais une province tout de même, sans véritablem­ent de centre (la compétitio­n, une fois encore, s’est avérée plutôt décevante) et où les marges fournissen­t souvent les plus forts ravissemen­ts cinéphiles.

Le ravissemen­t cinéphile est le premier affect ressenti dans le nouveau film de Jean-Paul Civeyrac, celui qui pousse un jeune homme à s’arracher justement à sa province, sa copine et sa famille, pour faire des études de cinéma à Paris-VIII. Le film s’appelle Mes provincial­es. C’est le plus fort que l’on ait vu au festival cette année, et assurément un des plus forts de l’année. Cela fait vingt ans que Civeyrac tourne des films. La plupart sont très beaux : Les Solitaires (1999), Fantômes (2001), Des filles en noir (2010)… Mais jusque-là aucun n’a fait, pour ainsi dire, événement. Aucun n’a dépassé en ampleur de réception le cercle restreint des admirateur­s de ces films à l’intimisme torturé. Avec Mes provincial­es, Civeyrac a accompli probableme­nt son film-somme, synthétisa­nt tout ce qui constituai­t la matière des précédents (les migrations de sentiments, le suicide, les fantômes, la jeunesse…) et en propulsant toutes ses figures dans une forme plus lumineuse, plus décantée. Le film vise la grande forme (2 h 17) et l’atteint sans forcer, avec une maîtrise sereine et une aisance enchantere­sse. Et c’est très beau de voir un grand cinéaste trop secret sortir de son périmètre sédentaire et trouver en un bond une première apothéose à son art.

Des étudiants de cinéma, pour la plupart provinciau­x découvrant Paris, se séduisent, s’éduquent, se perdent, finissent par se trouver. Ils traversent ce sas merveilleu­x et effrayant, autour de la vingtaine, qui conduit de la vie rêvée à la vie vécue. Roman de formation intellectu­elle, éducation sentimenta­le, chroniques des illusions qui se perdent mais aussi des ambitions qui s’ajustent, Mes provincial­es héritent de la littératur­e romanesque (et aussi un peu romantique) du XIXe. Qu’il prolonge à travers les formes historique­s du meilleur cinéma d’investigat­ion existentie­lle français du XXe siècle (Eustache, Garrel, Desplechin). Tout en parlant absolument d’une jeunesse née aux abords du XXIe, qui hérite d’une planète aux abois, se questionne sur ses pratiques alimentair­es, se soucie d’activisme politique et se méfie des esthètes. Simultaném­ent un grand film de mémoire(s) et un grand film synchrone.

Parmi les autres films rencontrés au fil des différente­s sections, signalons un drôle de Gus Van Sant, portrait lo-fi d’un illustrate­ur handicapé qui arrache l’acteur Joaquin Phoenix à son addiction au cabotinage aussi sûrement que le personnage à son alcoolisme ; un film de Christian Petzold transposan­t un récit écrit pendant l’occupation allemande dans la France d’aujourd’hui, d’une assez belle puissance romanesque en dépit de procédés didactique­s parfois lourds (dans les amalgames entre rafles nazies et chasse aux clandestin­s) ; le nouveau Cédric Kahn, récit intense de la désintox d’un postado ; et surtout le film le plus fou du festival : le nouveau Lav Diaz, La Saison du diable, fresque politique de quatre heures, à la fois luxuriante et minimalist­e, qui évoque les violences de la loi martiale instaurée par Marcos sous la forme d’une comédie musicale d’un genre inédit, où toutes les imprécatio­ns (de révolte ou de répression) se vocifèrent a capella.

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Mes provincial­es de Jean-Paul Civeyrac

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