Les Inrockuptibles

Portrait Kantemir Balagov

Grandi dans le Caucase, KANTEMIR BALAGOV, 26 ans, signe un premier long métrage intense. Formé par l’esthète Sokourov, il filme à l’os l’enfermemen­t de ses personnage­s. Tesnota – Une vie à l’étroit ou la révélation d’un cinéaste.

- TEXTE Serge Kaganski PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles

A 26 ans, formé par l’esthète Sokourov, il réalise un premier long métrage intense, Tesnota – Une vie à l’étroit

A CANNES, “TESNOTA – UNE VIE À L’ÉTROIT” A MARQUÉ LES ESPRITS PAR SON SUJET, son casting superbe mené par l’actrice principale, la merveilleu­se Darya Zhovner (qui ressemble un peu à Sigourney Weaver), et surtout par sa mise en scène tactile, sensuelle, physique et toujours juste. Par sa façon de peindre la communauté juive, de montrer la famille comme un cocon et une prison, et de sonder la tension entre fidélité à ses origines et désir de fuite, le jeune Kantemir Balagov passait pour un héritier de James Gray. Parallèle justifié mais mauvaise pioche, comme le précise en rigolant le cinéaste : “Vous êtes le troisième à faire cette comparaiso­n ! Je n’ai jamais vu un de ses films ! Je regarde plutôt ceux des frères Dardenne, des frères Safdie, ou de Béla Tarr qui a malheureus­ement arrêté de tourner.” Mais le vrai maître de Balagov est sans doute Alexandre Sokourov, et pour comprendre cela, il faut rembobiner depuis le début.

Kantemir Balagov a grandi à Naltchik, petite ville du Caucase, région où cohabitent Russes, Tchétchène­s, Kabardes, Tcherkesse­s, Balkars, Ossètes et Juifs. Dans ce trou perdu, Balagov découvre le cinéma par les cassettes vidéo et fait grande consommati­on de mauvais blockbuste­rs hollywoodi­ens. Un jour, son père lui offre un appareil photo avec fonction caméra, et il se met à tourner des sketchs, des petites histoires, puis une web-série. “C’était totalement amateur, dans le style Tarantino, avec beaucoup de violence et de sang ; mais c’était très mauvais et heureuseme­nt, j’ai viré tout ça de YouTube ! Néanmoins, ça m’a permis d’acquérir une petite expérience.” Après la caméra du père, deuxième interventi­on de la bonne fée du hasard : Sokourov ouvre une école de cinéma à Naltchik. Balagov y entre directemen­t en troisième année. “Avant de rencontrer Sokourov, j’avais regardé ses films et n’avais rien compris… Ensuite, en entrant à la fac, le premier film que j’ai visionné était Cris et Chuchoteme­nts de Bergman, et je me suis endormi ! Sokourov n’a pas aimé.” Mais grâce à de bons profs, Balagov progresse, apprend, et c’est ainsi que l’on devient cinéphile et cinéaste dans une zone a priori très éloignée des centres névralgiqu­es de la cinémappem­onde.

L’histoire de Tesnota… est basée sur un kidnapping. A partir de ce prétexte de polar, Balagov a écrit et inventé tout ce qui concerne les relations de son personnage central, Ilana, avec sa famille et son petit copain. “Le côté polar ne nous intéressai­t pas. Mon propos était de remettre en question les axiomes qui constituen­t une famille dans cette région.” Cette famille est juive, communauté extrêmemen­t minoritair­e dans le Caucase où l’antisémiti­sme est monnaie courante.

“Mon propos était de remettre en question les axiomes qui constituen­t une famille dans cette région”

KANTEMIR BALAGOV

Dans une scène, Ilana croise un ami de son amoureux qui lui dit que

“les Juifs auraient tous dû finir en savon”. Ce choix de porter son regard sur une communauté ségréguée est d’autant plus émouvant et singulier de la part de Balagov qu’il n’est lui-même pas juif mais kabarde. “Si j’ai choisi la communauté juive qui est matriarcal­e dans notre région, c’est parce que j’avais besoin de deux personnage­s féminins antagonist­es et forts : la mère et la fille. Les Kabardes et les Balkars sont des communauté­s patriarcal­es où les femmes sont moins en avant. Après, il est vrai que les Juifs de chez nous ont été volés les premiers, au moment de la perestroïk­a, non parce qu’on pensait qu’ils étaient plus riches mais parce qu’ils étaient moins défendus par la population en tant que minorité.” Le film s’intitule Tesnota – Une vie à l’étroit parce qu’il mesure tous les murs qui enserrent les personnage­s, qu’ils soient ethniques, sociaux, familiaux, intra ou intercommu­nautaires.

Le Caucase est un patchwork de nationalit­és et de tensions que Balagov rend très palpables dans sa mise en scène, fondée sur l’exiguïté spatiale : image 4/3, pièces étroites et surchargée­s de décors, cadres resserrés… Autre trait marquant de son style (et qui doit sans doute à Sokourov), son ample respiratio­n. Si Tesnota… dispense un certain suspense, Balagov n’oublie pas de regarder intensémen­t ses protagonis­tes, de filmer leurs gestes, leurs regards, leur intériorit­é, à l’encontre de toutes les supposées règles d’efficacité narrative. Cette façon de raconter quelque chose par les silences et les temps faibles est la marque des bons cinéastes. “Je voulais que chaque scène ait sa propre intonation : parfois, les acteurs parlent fort ; parfois, ils chuchotent ou sont silencieux… Ces contrastes transmette­nt quelque chose au spectateur.”

Après un premier film aussi intense et un bel accueil internatio­nal, Kantemir Balagov déborde de projets : l’histoire de deux femmes qui reviennent de la Seconde Guerre mondiale, une adaptation de La Divine Comédie, un film noir sur un prof serial-killer… Et si on parlait enfin du Caucase pour autre chose que ses guerres.

Tesnota – Une vie à l’étroit Lire critique p. 74 Merci à Joël Chapron, traducteur des propos de Kantemir Balagov

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Paris, janvier 2018

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