Les Inrockuptibles

Dominique A

Alors qu’il s’apprête à fêter ses 50 ans, DOMINIQUE A a décidé de casser radicaleme­nt la routine et de sortir deux albums cette année. D’abord Toute latitude, qui renoue avec le minimalism­e introspect­if de La Fossette et de Remué, puis le plus acoustique

- TEXTE Pierre Siankowski CONCEPTION NWB studio PHOTO Vincent Ferrané pour Les Inrockupti­bles

A bientôt 50 ans, le chanteur sort deux albums cette année. Entretien fluide et inspiré, chez lui, à Nantes

IL Y A EU UN CHOC DÈS LA PREMIÈRE ÉCOUTE

DE “TOUTE LATITUDE”, premier des deux disques de Dominique A attendus en 2018 – le second s’intitule La Fragilité, et, selon toute vraisembla­nce, sera disponible en octobre, pour les 50 ans de la bête. Il y a eu un choc car ce disque, au parti pris esthétique fort, à la carrosseri­e sombre et à l’allure semi-martiale, nous a rappelé le courage qui est non seulement celui des oiseaux mais aussi celui de Dominique A depuis le début de sa carrière. Jamais un artiste français n’aura su autant nous surprendre et nous dérouter, tout en conservant une ligne directrice absolument droite et fascinante.

Chez Dominique A, il y a une faculté à se fixer des contrainte­s et à se donner des règles sans jamais renoncer à l’espace créatif. On parle ici de la musique et des textes. Là où certains ont trouvé une technique pour s’ouvrir le ventre selon une méthode récurrente, le gars A a lui décidé de se creuser la cervelle pour en tirer le meilleur, le sombre comme le lumineux. Il n’est pas aujourd’hui de musicien qui maîtrise et questionne autant son art que lui. Il n’est pas d’homme ou de femme qui regarde son oeuvre avec autant d’humilité, quitte parfois à en détourner le regard, l’air un peu gêné par un succès qui n’a jamais été vraiment digéré, même si ça va beaucoup mieux.

C’est à Nantes que nous sommes allés parler de tout cela. Là où vit désormais Dominique A et là où, venu de son fief de Provins, il nous a conquis, il y a plus de vingt-cinq ans, avec ses tout premiers albums (une exposition rend d’ailleurs hommage à cette épopée nantaise, lire pp. 12-13). Il est venu nous chercher à la gare, nous a emmenés déjeuner dans une brasserie qu’il affectionn­e et où, comme d’habitude avec lui, nous avons beaucoup ri. Puis est venu le moment de l’entretien, au bien aimé Lieu Unique. Un de ces entretiens dont Dominique A a le secret, plein d’honnêteté, d’enthousias­me et de lucidité. Des moments dont on ressort lavé et admiratif, heureux d’avoir croisé cet homme à la gentilless­e et au talent immenses.

Toute latitude est le premier des deux disques prévus pour cette année. Comment est né ce double projet ? Est-ce que ces deux disques sont issus des mêmes sessions ?

Dominique A — A la base, ce sont les mêmes sessions, oui. Je me suis équipé en matériel à la fin de la tournée précédente. Ce que je savais, c’est que je voulais enregistre­r en huit pistes. Je savais aussi que je voulais faire un disque à la maison, un disque acoustique, même s’il n’est pas vraiment acoustique au final, on y reviendra (rires). J’avais aussi envie de casser le rythme. Depuis quelque temps, je revenais avec un disque tous les trois ans. Généraleme­nt début mars, puis tournée d’un an après. J’étais devenu d’une régularité un peu flippante (rires). Alors j’ai proposé à mon manager et à ma maison de disques de bouleverse­r un peu les choses, de faire par exemple un rendez-vous trimestrie­l, un disque par saison, une sorte de “Dominique A Magazine”, ou un peu comme La Redoute (rires). La seule chose que je savais, c’est que j’avais envie de penser la musique autrement que sur le temps disque, qui est en train d’évoluer. Je me suis mis au travail avec l’idée de faire un premier disque un peu groovy hérité de la fin de tournée, un deuxième basé sur le spoken word, un troisième carrément noisy pop, et un quatrième et dernier qui viendrait couronner ma “leonardcoh­enite” – en gros une envie d’être seul avec ma guitare, une envie qui se renforçait depuis des années.

Et puis, finalement, noisy pop, ça sera pour dans trois ans (rires). On s’est dit au fur et à mesure que c’était trop ambitieux, trop compliqué. Alors j’ai décidé de splitter tout ça en deux, mais en conservant l’idée du huit-pistes : un truc acoustique donc, et un autre truc qui s’appuierait sur une boîte à rythmes allemande que je venais d’acheter, la Tanzbär.

Cette fameuse Tanzbär est au coeur de Toute latitude…

Oui, c’est le coeur du projet. J’avais une obsession de la rythmique, et la Tanzbär a amené des sonorités qui sont devenues le socle du disque. J’avais envie d’un truc un peu uptempo et un peu âpre, qui allait rompre avec ce que j’avais fait sur les disques précédents.

Ce côté uptempo a même changé ta voix, on dirait…

Oui, j’ai gagné en juvénilité. Pendant longtemps, j’ai voulu donner plus de coffre à ma voix, un peu comme Bashung, et puis je me suis rendu compte que ce n’est pas mon truc, que chacun trouve le moyen de faire les choses comme il peut.

Au-delà du chant, est-ce que dans la musique tu as retrouvé des sensations de tes débuts ?

Dans la structure des chansons oui, c’est très minimal et assumé. D’ailleurs, je pense que je suis amené à repiétiner régulièrem­ent ces plates-bandes là, car, pour moi, ce minimalism­e permet de bosser sur les atmosphère­s.

Je ne suis pas parti dans l’idée de faire La Fossette 2, mais il y a des permanence­s, des choses qui reviennent, dans les textes et dans la voix. Tu vois, je ne l’ai pas vu venir…

Il y a ce disque, Toute latitude, qui sort maintenant, et un second acoustique, intitulé La Fragilité, qui paraîtra en octobre. Tout ça peut faire penser à une démarche à la Neil Young, qui pouvait passer d’un disque extrêmemen­t amplifié à un disque acoustique en quelques mois.

Il y a de ça, oui… Dans Toute latitude, il y a une forme de dureté qui est un sas de décompress­ion par rapport à ce que j’ai fait avant. Je trouvais les morceaux un peu raides parfois, mais autour de moi il y avait un vrai enthousisa­me qui m’a conduit à continuer dans ce sens. Je retrouvais des trucs de moi dans cette configurat­ion, même si le disque a été dur à finir. Il m’étouffait parfois à l’écoute mais j’ai décidé d’aller au bout, de m’acharner. Tout en sachant qu’il y aurait un autre moment derrière plus acoustique, peut-être plus doux. C’était parfait pour me prémunir d’une certaine routine. Avec la Tanzbär, il y avait une limitation qui rendait les choses très créatives, surtout avec les musiciens qui m’entourent.

“Je ne suis pas parti dans l’idée de faire La Fossette 2, mais il y a des permanence­s, des choses qui reviennent, dans les textes et dans la voix” DOMINIQUE A

mélomanes nantais avec ses imports venus d’Angleterre. D’autres lieux clés sont reconstitu­és (le local de répétition d’Elmer Food Beat, la loge du Katerine de la folle tournée Robots après tout), le plus touchant étant la chambre d’ado de Dominique A avec ses posters de Joy Division et des Psychedeli­c Furs, et ses 45t “faits à la main”, traces de ses premières esquisses tremblante­s baptisées Ephéméride­s. Entre-temps, on aura pris connaissan­ce du tropisme hard-rock de Nantes (Tequila, Squealer), de sa new-wave sans gloire (Private Jokes, Ticket), puis de l’éclosion indé qui conduira aux succès de Dolly, Mansfield.TYA ou Pony Pony Run Run. Le parcours se termine par deux énormes sensations qui ont non seulement dépassé Nantes mais aussi l’Hexagone : Christine And The Queens et C2C. Christophe Conte

Rock ! – Une histoire nantaise jusqu’au 10 novembre 2019 au musée d’Histoire de Nantes – Château des ducs de Bretagne Catalogue de l’expo signé Laurent Charliot (Iéna Editions), 192 p., 26 € On a le sentiment que sur Toute latitude tu te recentres sur toi, alors que les albums précédents se concentrai­ent sur des lieux, des sensations…

J’avais poussé le bouchon trop loin avec les lieux sur le dernier album, c’était impossible. Là, je me suis inspiré d’histoires qui sont de l’observatio­n directe ou des choses qu’on m’a racontées, ou encore des “thèmes” assez précis. Plus ça va, plus j’ai envie de ne pas avoir peur d’aborder des thèmes, d’être moins dans l’abstractio­n, la métaphore. On peut me faire le reproche d’être parfois un peu abscons. Alors je me suis dit je vais aller contre ça, en racontant des histoires qui ont plus de sens immédiat.

Est-ce que le fait de t’être mis à la littératur­e (Dominique A a publié deux récits, Y revenir en 2012 et Regarder l’océan en 2015 – ndlr) t’a influencé dans ce sens ?

Sincèremen­t, je ne sais pas. Je crois que le fait de faire depuis plusieurs années des choses avec des gens, de m’impliquer dans un collectif qui s’appelle Des liens, avec qui je travaille sur des projets dans plusieurs villes, m’a inspiré plus que les livres. Par exemple, je travaille avec les restos sociaux nantais, et on a fait une session studio avec des usagers du resto social, on a fait un morceau ensemble et, sans m’étendre là-dessus, je pense que ça change mon regard sur la vie, sur ce qui se passe autour de moi. Je pense que ça me rend les choses plus concrètes.

Pour moi, le nerf de la guerre est local. Tu t’occupes d’abord de ton lieu de vie, et après tu peux ramener ta fraise. Je me suis posé des questions aussi, pourquoi tu fais ça, est-ce pour te faire du bien ? Oui, je fais ça pour me faire du bien, ça me rehausse à mes propres yeux. C’est petit, c’est modeste, certes, mais ça a une incidence sur ma musique et j’en suis conscient, et heureux. J’ai perdu le scepticism­e que j’avais sur la portée des chansons depuis ces expérience­s locales. Par exemple, sur le disque, il y a une chanson qui s’appele Se décentrer, qui parle du traitement qu’on réserve aux animaux – le sujet de la souffrance animale m’a toujours intéressé. Le discours n’est pas radicaleme­nt neuf mais j’ai trouvé ma façon de dire les choses, je ne suis pas végétarien mais j’ai envie de dire qu’on ne doit plus être dans cette barbarie face aux animaux. Aujourd’hui, je me permets de parler de ça, sans être caricatura­l ou manichéen, en allant vers une sorte d’humanisme. Et ce petit caillou est pour moi plus important qu’une opération kamikaze tête baissée.

Tu es revenu vivre à Nantes.

Qu’est-ce que ça a changé pour toi ?

Quand je suis revenu ici, je me suis dit on prend les mêmes lieux et on ne recommence pas, c’est pas la même époque, je vis avec une autre personne… Tout ce que je savais, c’est que je voulais m’impliquer localement en arrivant. Pour moi, la notion d’engagement se modifie, c’est moins clivant et caricatura­l qu’avant, on peut s’engager un peu comme on le ressent. Ma vie d’homme a changé. Celle de musicien pas forcément, j’ai le sentiment de savoir où je vais, peu importe les lieux. Je finis à peine un disque que j’ai un autre projet. D’ailleurs, le fait d’en faire deux d’un coup en 2018, c’est aussi peut-être une façon de m’interdire d’en refaire d’autres dans les quatre années qui viennent. Bon, je sais que ça va être dur à tenir, très dur. Là, j’ai déjà envie de réécrire d’autres choses.

Justement, à Nantes, dans l’exposition qui est consacrée à la scène locale, on recrée la chambre qui était la tienne quand tu as enregistré La Fossette. Ça te fait quoi ?

J’ai donné les objets, le quatre-pistes, la guitare. C’est un regard. C’est toujours un peu bizarre les trucs sur les scènes qu’on reconstitu­e. Je suis content d’appartenir à cette mouvance nantaise, j’en suis fier. C’est ici que tout a commencé. Je suis d’ailleurs surpris par l’écho que cette expo suscite en dehors de Nantes. Peut-être que le fait d’avoir vécu les choses m’empêche d’avoir du recul, d’en saisir la portée. C’est bien pour Nantes en tout cas. En arrivant ici, je me souviens que la scène rock locale

“On peut me faire ce reproche d’être parfois un peu abscons. Alors je me suis dit je vais aller contre ça, en racontant des histoires qui ont plus de sens immédiat”

DOMINIQUE A

souffrait d’un voisinage assez étouffant, à l’Ouest, celui de Rennes (rires). Aujourd’hui, les choses semblent plus équilibrée­s au regard de l’histoire du rock français. On parle d’école nantaise, même si elle est plutôt vendéenne, avec un soupçon de Seine-et-Marne pour moi qui venait de Provins !

Ce que j’apprécie, c’est que ça ne s’est pas arrêté brutalemen­t. Je suis content de voir que ça marche pour un groupe comme Inüit. Je suis content de voir qu’il existe des tonnes de plasticien­s ici, un endroit comme le Lieu Unique aussi.

Cette scène nantaise existe aussi parce qu’il y a des liens très forts entre toi, Katerine, Gaëtan Chataigner des Little Rabbits…

On se retrouve souvent ici, d’ailleurs. Il y a toujours eu une vraie émulation, il y avait beaucoup moins de concurrenc­e qu’à Rennes, on prenait moins de trucs aussi. Ça a percé pour nous quand on avait 25 ans, à Rennes ils étaient plus jeunes encore, et ils n’avaient pas l’air de la mer (rires). Là, récemment, on a fait un concert pour “Les rockeurs ont du coeur” avec Katerine et Jeanne Cherhal, Gaëtan est venu faire de la basse. C’est ouvert ici, c’est agréable.

Album Toute latitude (Cinq 7/Wagram))

Concerts Le 4 avril à Nantes (Stereolux), le 12 à Lille (Aeronef), le 13 à Bruxelles (Ancienne Belgique)

Week-end spécial les 14 et 15 avril à la Philharmon­ie de Paris avec un set électrique le samedi (+ My Brightest Diamond), un set acoustique solo le dimanche (+ Adrian Crowley), des concerts d’artistes invités (Mermonte, Laetitia Velma, Laura Cahen, Facteur Chevaux), des ateliers…

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