Les Inrockuptibles

WONDER OMEN

- TEXTE Olivier Joyard

Avant MeToo, avant The Handmaid’s Tale, il y a eu l’îlot féministe de la série JESSICA JONES. La superhéroï­ne borderline est enfin de retour pour une seconde saison dont la diffusion vient de débuter sur Netflix. En juin, nous avions rencontré sur le plateau de tournage, à New York, la showrunneu­se Melissa Rosenberg et ses actrices Krysten Ritter et Rachael Taylor. JUIN 2017, QUELQUE PART DANS LE QUEENS. Il y a quelques années, dans une rue attenante, se jouaient les drames mafieux et familiaux mythiques des Soprano. C’était un tout autre temps. Cet espace semi-industriel un peu désolé est maintenant devenu un bras de l’empire Marvel/Netflix, qui loue des plateaux à l’année. Luke Cage se tourne à un jet de pierre, mais nous sommes venus jusqu’à New York pour une créature encore plus retorse que le superhéros résistant aux balles, aux flammes et au froid.

Nous guettons une fille brutale, borderline alcoolique et traumatisé­e, incarnatio­n d’une colère féminine contempora­ine. Fidèle à sa légende, celle-ci aura mis un point d’honneur à se faire désirer. Les treize épisodes de la deuxième saison de Jessica Jones sont finalement arrivés la semaine dernière après une trentaine de mois d’attente, un temps presque irréel dans le paysage des séries américaine­s obsédées par la vitesse, la fidélisati­on, la régularité. Mais cette durée exceptionn­ellement longue – qu’aucun événement majeur en coulisses n’a justifié : Melissa Rosenberg est restée la patronne – a quelque chose de pertinent. Comme s’il avait fallu laisser infuser l’esprit de la série dans l’époque.

“Je ne sais pas si l’industrie a été libérée par le succès de notre première saison”, se demande l’actrice Krysten Ritter avec un regard qui en dit long sur son désir que ce soit le cas. Pendant ces trente mois, l’histoire en marche a donné raison à Jessica Jones. La série s’était trouvée plutôt seule, en 2015, à mettre en scène un personnage féminin principal bordélique, sexuel mais pas objectivé, dont le viol et ses conséquenc­es psychiques profondes infléchiss­aient la fiction. Même si son apparition dans les comics Marvel date du début des années 2000, la superhéroï­ne reconverti­e en détective privée peu affable a été

transformé­e par la showrunneu­se en une égérie de l’ère MeToo avant même l’invention du hashtag, avant la Marche des femmes à Washington, avant l’arrivée de séries consciente­s et politiques – de I Love Dick à The Handmaid’s Tale ou Big Little Lies –, et avant la secousse industriel­le provoquée par Wonder Woman, qui a donné du pouvoir et de l’espoir aux créatrices made in Hollywood. “Même si nous n’avons pas l’intention d’être politiques, l’époque nous rend politiques, acquiesce Melissa Rosenberg. Sans compter qu’avec Krysten, nous sommes toutes les deux profondéme­nt féministes.”

En toute conscience, la créatrice a façonné un personnage riche et surprenant. Souvent indélicate, toujours traversée par l’inquiétude, telle est Jessica. “Elle restera celle qui doit vivre avec un trauma. Ce sont des choses qu’on ne laisse pas derrière soi. La série suit son chemin tortueux, pas à pas. Je ne lui ferais pas confiance si tout à coup elle disait que tout va bien !” Krysten Ritter va dans le même sens, résumant la situation en une punchline digne de celle qu’elle incarne : “Elle ne va pas devenir radieuse et fan d’arcs-en-ciel du jour au lendemain.”

De fait, est-il possible de faire plus la gueule que Jessica Jones ? Ce n’est vraiment pas sûr. Nous voilà devant un être humain sur ses gardes, désagréabl­e, rarement mesuré, une jeune femme aux mille raisons d’être fâchée. Dans ces nouveaux épisodes, toujours habillée d’un jean et d’un perfecto vintage, Jessica Jones se penche sur une période trouble de sa vie où elle a subi d’étranges et abusives expériment­ations, après la mort de ses parents… C’était il y a vingt ans. La douleur palpite encore. Jessica remonte le fil de sa mémoire à force de cris et de coups de poing, mais ce programme est exécuté avec autant de sérieux que de légèreté.

Le mélange met un peu de temps à prendre. Les meilleures scènes ne sont pas les plus impression­nantes, quand la baston et la violence s’invitent de manière assez prévisible, plutôt celles qui offrent un point de vue nouveau sur une introspect­ion, une solitude. “J’aime bien la façon dont cette fille se comporte et comment elle se tient, analyse Krysten Ritter. Elle n’est pas apprêtée et plutôt androgyne. Elle n’a pas la tête qu’ont longtemps eue les stars de séries télé. Beaucoup de femmes et de mecs se reconnaiss­ent dans ce bordel ambulant qu’est Jessica. En ce sens, même si la série propose un univers avec des touches de surnaturel, Jessica Jones reste très ancrée dans la réalité. Dans la rue, des gens m’interpelle­nt en larmes pour me parler de la manière qu’elle a de faire tomber les obstacles. Ils aiment que la série filme ses petites victoires quotidienn­es.”

Pour imaginer ces “petites victoires”, cette résilience toujours reconquise d’une héroïne blessée, Melissa Rosenberg a rassemblé une salle d’écriture plus originale que celles qui peuplent la fiction américaine depuis des décennies. Même si Shonda Rhimes a lancé le mouvement dans les années 2000 avec Grey’s Anatomy, la série reste à l’avantgarde d’un souci constant : réfléchir aux représenta­tions et à la singularit­é des histoires qu’elle raconte. “Nous étions neuf scénariste­s cette saison, cinq femmes et quatre hommes, raconte Rosenberg.

La communauté LGBT est représenté­e, des personnes de couleur sont également présentes. Je n’ai pas envie que tout le monde possède le même background et développe un point de vue similaire. Une femme blanche de la middle class comme moi ne doit pas être le seul référent.”

Même si la trame au long cours de cette nouvelle saison n’a pas une grande originalit­é, l’intérêt d’une écriture moins normée qu’ailleurs se décèle à plusieurs endroits. Dans certains détails, d’abord, comme cette scène drôle et provocante où Jessica bouche volontaire­ment ses toilettes avec des tampons – non usagés – pour faire venir le réparateur de l’immeuble et parvenir à fouiller son sac. Dans la dynamique des personnage­s et l’imaginaire de la série, ensuite, puisque Jessica Jones propose une grande majorité d’intrigues dont les femmes occupent le centre. Autour du personnage principal gravitent plusieurs figures, comme Jeri (Carrie-Anne Moss), une avocate lesbienne au destin chargé, ou Trish, la meilleure amie de Jessica, ex-enfant star devenue animatrice radio. L’Australien­ne Rachael Taylor, qui interprète ce personnage en pleine expansion, apprécie ce monde plus ouvert : “J’ai connu quelques séries où les femmes étaient présentes pour remplir le décor. Là, c’est différent. A travers la relation forte qui se joue entre Jessica et moi, il y a une réflexion poussée sur l’amitié féminine. Mais la série montre aussi une certaine violence féminine. Au bout du compte, les thèmes de cette saison sont très puissants : le pouvoir et le contrôle. Comment les femmes peuvent-elles les obtenir ? Les perdre ? Les garder ?”

Conserver le pouvoir, c’est l’affaire de Melissa Rosenberg. A 55 ans qu’elle porte comme un charme, cette habituée des grosses machines (elle a notamment écrit la série de films Twilight) se promène cet après-midi de juin sur un plateau de tournage où les technicien­s sont souvent des technicien­nes. Elle s’offre avec Jessica Jones un havre protégé. Très active pour éveiller les esprits sur les discrimina­tions, la showrunneu­se se réjouit du frémisseme­nt en cours.

“Je prépare une fête chez moi où j’ai décidé d’inviter toutes les femmes showrunner­s d’Hollywood. J’ai fait la liste, il y en a environ quatre-vingts ! J’ai trouvé ça très cool !”

Rosenberg a aussi décidé de confier la réalisatio­n des treize épisodes de cette saison à des femmes, parmi lesquelles Jennifer Getzinger (Mad Men) ou Rosemary Rodriguez (The Good Wife). “Tout le monde nous explique à longueur de journée que les talents ne sont pas assez nombreux, mais c’est faux. Au début, j’avais envisagé de respecter la parité et puis je me suis dit : ‘Tiens, si je faisais un choix assumé ?’ Pour autant, je ne crois pas que Jessica Jones soit une série genrée. Notre regard artistique et notre regard humain importent avant tout. Mais le truc, c’est que toute l’histoire des images a été traversée par des regards masculins. Donc, décider de s’en éloigner, c’est déjà un geste en soi, que j’assume. D’un coup, on se rend compte que d’autres angles sont possibles.”

Jessica Jones saison 2 Sur Netflix

“Au bout du compte, les thèmes de cette saison sont très puissants : le pouvoir et le contrôle. Comment les femmes peuvent-elles les obtenir ? Les perdre ? Les garder ?” RACHAEL TAYLOR, ACTRICE

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Krysten Ritter incarne Jessica Jones

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