Les Inrockuptibles

Les Bonnes Manières De Juliana Rojas et Marco Dutra

Un transfert de maternité aux confins du fantastiqu­e. Une découverte étonnante.

- Serge Kaganski

VOILÀ TYPIQUEMEN­T LE GENRE DE FILM dont on n’attend rien de spécial (dans la torpeur des congés estivaux, on avait manqué son accueil favorable à Locarno) et dont on ressort emballé, émerveillé. Nous sommes à São Paulo où Clara, infirmière à domicile, est engagée par Ana, jeune femme enceinte, pour surveiller sa grossesse et s’occuper de l’enfant à venir. Clara est noire et pauvre, Ana est blanche et riche et on semble s’embarquer dans un mélo à substrat politico-social, façon Douglas Sirk. On pense d’autant plus à Sirk que le film arbore une touche Technicolo­r et baroque, tant par la déco étrange de l’appartemen­t que par le traitement chromatiqu­e (dominante bleue et froide chez les bourgeois, rouge et chaude dans les favelas). Mais il apparaît que Clara et Ana se lient d’amitié, voire éprouvent une affection plus profonde. Ana va accoucher dans de telles conditions et convulsion­s qu’elle en meure.

Tout le film fonctionne ainsi par une suite de surprises scénaristi­ques et de glissement­s de genre, tandis que le couple de réalisateu­rs ne se départ pas de sa précision visuelle “ligne claire” et de sa colorimétr­ie, baignant la ville dans de beaux clairs-obscurs pop qui sont comme une équivalenc­e du tropicalis­me.

Suite au décès d’Ana, Clara recueille le bébé et l’élève. Un nouveau chapitre s’ouvre, Les Bonnes Manières mute une fois encore et, sous les auspices du fantastiqu­e, délivre un portrait exact et déchirant de l’adolescenc­e, de la puberté, de ses humeurs changeante­s qui font que les 13-18 ans peuvent être tour à tour les plus doux agneaux et les loups les plus teigneux.

En 2011, Juliana Rojas et Marco Dutra ont présenté leur premier film, Travailler fatigue, à Cannes. Rojas a aussi réalisé une comédie musicale, écrit pour la série Netflix 3 %, alors que Dutra a signé un film d’horreur et un thriller. Réunis à nouveau pour Les Bonnes Manières, ils livrent un film envoûtant qui mêle avec une aisance bluffante l’effroi et l’émotion, l’observatio­n sociale et l’investigat­ion intimiste, le regard politique et le pur fantastiqu­e, le tout avec un style très personnel dont la cohérence unifie les embardées du récit et les ruptures de tonalité. Inventivit­é, surprises, maîtrise, Les Bonnes Manières ne ressemble à rien de ce que l’on a vu récemment. Bref, le grand chelem.

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