Les Inrockuptibles

Audrée Wilhelmy

Le Corps des bêtes (Grasset), 200 p., 17,50 €

- Gérard Lefort

Mie est une gamine qui se vit en ours ou en héron. Une ode superbe qui tutoie l’univers. Mie, 12 ans, aime bien “chiffonner son esprit”, sortir de son corps pour le rouler dans un autre cerveau, “celui du poisson qui va périr, celui d’une fourmi ou de l’un des très grands cerfs qui brament à l’orée de la forêt”. Qui est cette petite fille aux sortilèges, qui, comme dans les Métamorpho­ses d’Ovide, devient animale, bestiale – la voilà ours en rut –, tout en restant humaine : “En dehors des animaux, elle ne marche pas très bien, nage à peine mieux.” Quelle est cette famille, les Borya, qui vue du ciel quand Mie se fait héron, se partage entre une mère folle de mutisme, un père guère plus loquace, un oncle incestueux, des petits frères et soeurs sauvages, tous s’activant à des tâches “étranges” : ramasser des méduses, piéger la baleine, guetter les bateaux. Et où est ce pays de glace et de feu, cette grève désertique ? Autant de questions inquiétant­es auxquelles la jeune romancière québécoise se garde bien de répondre.

Le Corps des bêtes, son deuxième roman publié en France, est écrit hors du temps et de l’espace, dans une durée intensive et légendaire qui n’a pas besoin de repères. Québec oblige, on s’imagine dans un bled côtier de Gaspésie ou à la pointe de la Nouvelle-Ecosse. Mais c’est quand Wilhelmy prétend nous orienter qu’elle nous égare le mieux, en multiplian­t des indication­s toponymiqu­es vagabondes. Triglav serait le nom d’une falaise mais c’est aussi celui d’une montagne en Slovénie. Nan Mei serait un village local mais c’est aussi une vallée dans la province chinoise du Yunnan. Quant à Saint-Samovar… Nous voilà largués, mais c’est un régal. Car il n’est pas question de se retrouver, mais de laisser la bride sur le cou à cette cavale qui galope où bon lui semble. Le style de Wilhelmy encourage le hors-piste. Sa francophon­ie est une franco-folie, tachetée de mots précieux qui n’ont rien à voir avec la préciosité. Par exemple “fraisil”, mot juste et délicat, aussi tranchant que le couteau “long comme une cuisse d’enfant” dont la mère se sert pour dépecer un cachalot. A l’écoute d’un univers immémorial qui nous survivra, Audrée Wilhelmy a composé ses Bucoliques. Il ne faut pas avoir peur de la poésie.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France