Les Inrockuptibles

Entretien Abdellatif Kechiche

Cinq ans après le succès tumultueux de La Vie d’Adèle, ABDELLATIF KECHICHE revient avec la première partie de ce qu’il envisage comme une longue série de films, Mektoub My Love – Canto uno. Entre angoisses et joie de vivre, il se livre.

- TEXTE Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne PHOTO Roberto Frankenber­g pour Les Inrockupti­bles

Cinq ans après La Vie d’Adèle, le réalisateu­r revient avec le sensuel Mektoub My Love – Canto uno

IL DONNE PEU D’INTERVIEWS, S’EXPRIME SUR SON TRAVAIL AVEC PARCIMONIE, et surtout avec une élocution de plus en plus particuliè­re, laissant de longs silences entre les questions et ses réponses. Comme si les nombreuses polémiques qui ont fusé ces dernières années (accusation­s de tyrannie par une actrice, polémiques sur les conditions de travail sur ses tournages, procès avec un de ses producteur­s…) avaient développé une grande prudence dans ses prises de parole, une forme d’inquiétude. Son nouveau film, en revanche, irradie de joie, d’hédonisme et de vitalité. Tandis que tombe le soir dans le petit bureau où il travaille au second film qui fera suite à Mektoub My Love – Canto uno, dialogue sur la justesse, l’utopie et le destin. Mektoub My Love est adapté d’un roman de François Bégaudeau. Qu’en reste-t-il dans le film ?

Quand j’ai lu en 2010 La Blessure, la vraie, j’ai vraiment adoré. C’est un récit d’initiation, avec un pur personnage de roman. Dans le sens le plus traditionn­el du terme : un jeune homme romantique, qui écrit des poèmes, se cherche, pourrait devenir romancier ou cinéaste. Il fait penser à des personnage­s de Stendhal, Balzac, Flaubert… Dans le roman français classique, le héros est souvent un garçon qui vient de province, s’installe à Paris, travaille dans l’imprimerie, l’édition, le monde littéraire… Ce qui m’a aussi touché dans le roman de Bégaudeau, c’est l’atmosphère d’été, de vacances, l’hésitation des désirs et des sentiments. Le personnage s’appelait François et je l’ai rebaptisé Amin. Le roman se passait dans le nord de la France et je l’ai déplacé dans le sud, à Sète. Parce que c’est la région d’où je viens et que je la connais bien.

Le héros paraît finalement assez autobiogra­phique.

Je n’en suis pas si sûr. Je me suis approprié un personnage conçu par quelqu’un d’autre. Mais je l’ai placé dans des situations que je n’ai pas forcément vécues. Ce qui le définit, c’est sa situation de témoin, d’observateu­r de ceux qui l’entourent, et de son époque.

Mektoub My Love est peut-être ton film le moins marqué par un substrat

“Je pense que l’origine sociale est une forme de destin. Mais pas la seule. Le mystère de ces forces m’intéresse beaucoup, c’est une matière très romanesque”

ABDELLATIF KECHICHE

politique et social. Comme si tu avais choisi de t’abandonner à une ivresse pure du cinéma : la sensualité des corps, de la lumière…

C’est à peu près comme ça que je l’ai conçu. Peut-être que c’était en réaction aux films précédents, où j’avais abordé des thèmes plutôt douloureux, comme la rupture amoureuse dans La Vie d’Adèle. Peut-être que c’est en réaction aussi aux temps ambiants. Je trouve l’époque très angoissant­e. Elle me procure un grand malaise. Le film m’a permis de retrouver en moi un état plus léger. J’ai eu le sentiment de fuir vers un moment plus utopiste de ma vie.

Pourquoi le film se déroule-t-il en 1994, qui n’est ni la date à laquelle se passe le roman de Bégaudeau, ni l’époque où tu avais l’âge de ton personnage ?

En effet, le roman de Bégaudeau se déroule en 1986. Et je n’avais pas envie que l’histoire se déroule quand j’avais 18-20 ans. Et ça ne pouvait pas se passer aujourd’hui, car dès le départ mon idée était de raconter la vie de ce personnage sur près de vingt ans. Que le film comporte plusieurs volets, qui permettent de le suivre de 20 à 40 ans, et donc des années 1990 à nos jours. Bon, dans le deuxième film, qui est en cours de montage, on est encore en 1994, donc il faudra peut-être beaucoup de films pour arriver à aujourd’hui (rires). J’aimerais en donner une dizaine encore avec ces personnage­s. En alternant avec d’autres projets. Tourner une autre histoire, puis le 3 et le 4. Passer à un autre projet, puis faire le 5 et 6…

Est-ce que ta méthode pour traquer cette étincelle de vie, qui fait le prix de ton cinéma, a beaucoup évolué depuis tes débuts ?

Les moyens techniques évoluent mais l’approche du travail est la même. Ça passe par des courants d’énergie entre des gens – les acteurs, l’équipe –, c’est indescript­ible, mais quand ça arrive, tout le monde sur le plateau le ressent. La scène où tous les personnage­s se réunissent devant le restaurant et se préparent à aller en boîte, on a peut-être tourné vingt jours avant qu’elle soit satisfaisa­nte. Ça a été un cauchemar. Mais au bout de vingt jours, mon angoisse est tombée, on avait trouvé quelque chose.

Cette chose, tu l’appellerai­s comment ? La vérité ?

La justesse, plutôt. Tu parais de plus en plus attiré par l’idée de trouver des extensions à tes histoires. Par leur durée, par l’idée de leur donner des suites… Mais as-tu envisagé de faire des séries pour la télévision ?

Je me pose parfois la question. Mais je suis trop attaché au dispositif de la salle, à la projection, à la rencontre que constitue le fait d’aller dans une salle. J’ai envie de rester dans le cinéma.

Ou pas. Mais si j’arrête, ce ne sera pas pour faire de la télévision.

Tu vas encore dans les salles comme spectateur ?

Non, je ne vois plus de films du tout. Je n’ai plus de temps. Je regarde juste des dessins animés avec mes enfants. Ou par nécessité un extrait pour voir un comédien.

Ça te manque ?

Je dirais plutôt que j’ai décroché, alors que pendant longtemps, j’étais addict. Si ça vous intéresse, je vous expliquera­i comment on y arrive (rires). Le dernier film que j’ai vu en salle c’est Mad Max – Fury Road. J’avais adoré les deux premiers, pas le suivant. J’étais étonné qu’il s’accroche à ce personnage. Le film est incroyable­ment abouti et vibrant.

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Mektoub My Love – Canto uno

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