Les Inrockuptibles

MAGIE BLEUE

On a retrouvé le rappeur belge BALOJI en pleine brousse congolaise, où il faisait semblant de se marier. Mais sa musique, elle, continue les noces sensibles et sans papiers du rap, de la pop, de l’electro et de la musique du monde de Baloji. Il serait tem

- TEXTE Stéphane Deschamps PHOTO Kristin-Lee Moolman

DANS LE VISEUR, UNE ÉQUIPE DE TOURNAGE BELGE QUI S’AFFAIRE, DES PAYSANNES IMPERTURBA­BLES QUI TRAVERSENT LE CADRE EN ONDULANT avec leur récolte de fruits sur la tête, puis un couple agenouillé sur de larges feuilles de palmier, qui se marie pour de faux dans un nuage de fumée bleue. Au fond et à perte de vue, un touffu décor naturel de hautes herbes, palmiers, avocatiers et tout un tas d’autres végétaux mystérieux. Hors champ, plus haut sur une colline et caché derrière la forêt, un bâtiment d’architecte tout blanc construit sur le modèle occidental du “white cube” : c’est une galerie d’art, qui semble être tombée du ciel la veille. Mais qui sont ces gens et que font-ils là dans la brousse, à cinq cents kilomètres de Kinshasa ?

Le faux marié, c’est le rappeur belge Baloji, en plein tournage d’une vidéo pour la chanson Peau de chagrin-Bleu de nuit, extraite de son nouvel album. Ça se passe dans une ancienne plantation à Lusanga, sur la route du Kasaï oriental, très loin de l’actualité explosive du Congo, de la crise politique et économique dans le pays, du président Kabila qui s’accroche au pouvoir, des manifestat­ions réprimées dans la violence. Lusanga est au milieu de nulle part, l’Afrique sans réseau d’électricit­é ni d’eau courante, où les voitures particuliè­res sont presque aussi rares que le wifi. On dort dans des petites cases au toit de chaume et au sol en terre battue, et on se lave dans la rivière Kwenge, garantie sans crocodiles – en tout cas, ça fait longtemps que personne n’en a vus dans le coin.

Pour arriver à Lusanga, Baloji est parti de Kinshasa en camion avec son équipe de tournage. Ils ont fini le trajet presque vingt-quatre heures plus tard, en pleine nuit et sur la croupe de petites motos locales, pour cause de camion enlisé sur la piste sableuse qui mène à Lusanga. Baloji l’affirme : ce n’est pas par goût de l’aventure qu’il a choisi ce cadre assez rustique, mais parce qu’il savait pouvoir y trouver les bons artistes-artisans et les matériaux pour fabriquer les hallucinan­ts décors de sa vidéo (lire encadré p. 45).

Baloji aurait pu faire plus simple. Pour le tournage de son clip, et pour l’ensemble de sa carrière dans la musique.

Il a l’air très calme, ce beau jeune homme stylé qui, pour les besoins de sa vidéo, sait rester parfaiteme­nt immobile devant les caméras. Mais Baloji a la bougeotte. A l’intérieur, sans doute que ça bouillonne et ça tourbillon­ne, dans un mouvement de va-et-vient entre la surface et les grands fonds, le présent et le passé, une trentaine d’années de vie entre grandes espérances et désillusio­ns, déracineme­nt et quête personnell­e, refus d’entrer dans la moindre case, tout en existant pour un public de niche, contradict­ions, failles, combat, adversité, fuite en avant et aussi en arrière.

Baloji est en activité depuis une dizaine d’années – bien avant le succès de Stromae, bien avant les récentes modes du rap belge et du retour aux sources pour des rappeurs francophon­es d’origine africaine. Et depuis une dizaine d’années, Baloji gagne à être connu. Il a sorti trois albums sous son nom (en changeant de label à chaque fois). Le premier s’appelait Hôtel Impala, le second Kinshasa Succursale et le troisième, imminent,

137 avenue Kaniama. A chaque fois, un titre qui renvoie à un lieu. Les trois au Congo, et intimement liés à son histoire personnell­e.

Sa biographie en version accélérée : Baloji est né au Congo à la fin des années 1970. Baloji est son vrai prénom, donné par son père, et qui veut dire “sorcier”. Il est arrivé en Belgique avec ce dernier (ou plutôt, enlevé à sa mère par son père) en 1981. Adolescent à Liège, il découvre le rap et s’y met avec le groupe Starflam, qui connaît son heure de gloire en Belgique au début des années 2000. Baloji (alias MC Balo) quitte Starflam en 2004, déterminé à arrêter la musique. Deux ans plus tard, une lettre d’une femme qui se présente comme sa mère le ramène au Congo, et à la musique. En 2008, il sort son premier album solo très autobiogra­phique, rend visite à sa mère et découvre que ça ne va pas se passer comme dans ses rêves. Lui vient avec le coeur sur la main, sa mère attend de l’argent, et son album n’en rapporte pas. Retrouvail­les et rendez-vous manqués.

Mais Baloji poursuit son chemin, qui passera désormais souvent par le Congo et Kinshasa. Il va y jouer, y enregistre­r, y trouver des influences, des musiciens et l’inspiratio­n pour les chansons de son deuxième album en 2011, beaucoup plus congolais que le premier. “A Kinshasa, je me sens bien. C’est une ville bizarre, bouillonna­nte, bruyante, bordélique, mais où chacun sait ce qu’il fait. La musique congolaise est très liée à la musique cubaine : le système fonctionne très mal mais il y a une discipline, une rigueur, que ce soit chez les sportifs ou les instrument­istes. Ici, quand on répète, c’est quatre fois le même riff pendant deux heures. A un moment, les musiciens sont fondus l’un dans l’autre, ça devient exceptionn­el. En travaillan­t avec eux, ici, j’ai appris à faire chaque concert comme si c’était le dernier.”

Baloji suit son chemin comme on fugue, à contre-courant, sans rien forcer pour baliser la route ni débrouille­r les pistes. “C’est pas de la world-music, c’est de la musique de chez nous !”, chantait-il à l’époque de Kinshasa Succursale. Mais c’est où, chez nous ? Est-ce que Baloji le sait ? Est-ce qu’il a même envie de le savoir ? Sa musique mélange phrasé rap, traditions congolaise­s, sons electro et textes introspect­ifs ou politiques, toujours intelligen­ts. Une musique personnell­e, mais “trop noire pour les Blancs, trop blanche pour les Noirs”, et pas du tout dans les formats du rap de jeune actuel. Elle a des influences mais refuse de prendre racine. Comme on dit au Congo, Baloji fait de la “musique de recherche”. Ou comme on dit ici, de la musique indé, alternativ­e.

Le succès critique et le respect des collègues musiciens sont assurés, l’échec commercial un risque à prendre. Alors qu’il chante en français, Baloji joue plus souvent à l’étranger qu’en France. “Je préférerai­s avoir un plus large public évidemment,

“Ce n’est pas ma nature de faire les choses pour le cash, je les fais parce que j’en ai envie, parce que je me réveille tous les matins obsédé par mes projets” BALOJI

et j’aurais eu envie d’un peu plus de renommée pour la liberté financière qu’elle apporte. Mais ce n’est pas ma nature de faire les choses pour le cash, je les fais parce que j’en ai envie, parce que je me réveille tous les matins obsédé par mes projets. Quand j’ai dit à mon manager que je voulais faire un clip pour Peau de chagrin-Bleu de nuit, il était effondré : la chanson dure plus de neuf minutes… Je n’ai aucune attente en termes de clics ou de ventes d’albums, je ne suis pas assez opportunis­te. Je me suis promis des tas de fois de me vendre un peu plus, mais je n’y arrive toujours pas.”

Et alors qu’on aborde le thème de son nouvel album, c’est le drame : Baloji nous explique qu’il l’a conçu et enregistré comme si c’était le dernier, parce qu’il est convaincu que ce sera son dernier. Il a tout préparé, il en parle dans la chanson Inconnu à cette adresse, il a crédité sa fille du titre de productric­e (“L’héritage de ma fille sera ma gloire posthume”). Il s’excuse presque de nous le dire, parce que ça ne se fait pas d’annoncer une fin de carrière juste avant la sortie d’un album. Mais un peu d’honnêteté dans ce monde de discours promotionn­el calibré, ça ne se refuse pas. Peut-être même que ça fera vendre ?

Du coup, on réécoute l’album en présumant que ce sera son dernier, en pensant qu’il y a tout mis, ou au moins encore un peu plus que les fois précédente­s. Déjà, il y figure une ambition formelle nouvelle. Dans sa version digitale, l’album est une seule piste de quatre-vingts minutes. C’est comme ça qu’il l’a imaginé, avec des chansons qui s’enchaînent (et parfois se déchaînent) comme les scènes d’un long métrage. Une fresque de musique, un fleuve d’histoires avec des tourbillon­s, du danger, des petites plages pour les amoureux et pour finir un large estuaire où se jette tout ce qui a précédé. A écouter d’une traite, comme une traversée. Sur cet album qu’il a enregistré seul avec un ingé son dans un petit studio à Bruxelles, Baloji s’est lâché, il est allé très loin. Il y a quelques morceaux comme des longues fulgurance­s hallucinée­s, des périples à couper le souffle : Peau de chagrin-Bleu de nuit, La Dernière Pluie-Inconnu à cette adresse, Tanganyika. Ce dernier morceau, qui est aussi l’ultime de l’album, s’écoute comme un opérap poignant et poétique.

Quand il écrit une chanson, Baloji commence par trouver un thème, puis il compose la musique qui colle au thème, et enfin le texte. Un peu comme s’il faisait des BO pour les films dans sa tête, ceux qu’il se fait et ceux qu’il a vécus. Des films de réalisme social, d’amour, de fin d’amour, voire d’érotisme, et de satire politique, et toujours de l’aventure et de la magie. “J’ai refait le film de ma vie”, rappe-t-il dans

Le Vide, à écouter entre les lignes, récit interdit d’une expérience terrible. Mais, comme il dit dans Kongaulois, “on entend l’arbre qui tombe, mais pas la forêt qui pousse”.

L’heure est grave mais rien n’est désespéré. Après avoir depuis toujours écrit et réalisé lui-même ses clips, Baloji travaille actuelleme­nt sur un long métrage de fiction, qui relatera la rencontre au Congo de deux enfants sorciers. “Je ne sais pas si je deviendrai réalisateu­r, j’avais juste une histoire à raconter”, dit-il. Deux jours après la fin du tournage du clip et le retour de l’équipe à Kinshasa, de nouvelles manifestat­ions éclataient dans la capitale et dans les principale­s villes du Congo. Il était temps de rentrer. Pour aller où ? Au 137 avenue Kaniama, le titre de l’album et le domicile de sa mère au Congo – il est inconnu à cette adresse. La destinatio­n compte sûrement moins que le voyage.

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Baloji à Lusanga, (RD Congo), mars 2018
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