Les Inrockuptibles

Fabien Giraud & Raphaël Siboni, David Goldblatt

En huit dates clés et autant de films, FABIEN GIRAUD et RAPHAËL SIBONI retracent les processus qui ont permis l’invention de l’informatiq­ue. Une interrogat­ion sur le principe de causalité.

- Ingrid Luquet-Gad

IL Y A TROIS ANS, GOOGLE DÉVOILAIT LE PROGRAMME DEEP DREAM, dernier né d’un projet de recherche autour de l’apprentiss­age des machines. Si le nom a des relents de patchouli flower power, le résultat, lui, semble sorti du cerveau d’un Dalí sous DMT. Entraîné à reconnaîtr­e certaines formes (la forme chien, la forme arbre), un système de neurones artificiel­s analyse les images qu’on lui soumet. Là où le cerveau humain est tenté d’identifier un visage à partir de deux points et un trait, l’intelligen­ce artificiel­le produira carrément un dessin hyperréali­ste de ce qu’elle croit reconnaîtr­e. A première vue plutôt anecdotiqu­e, le programme révèle combien notre appréhensi­on du réel fonctionne selon des mécanismes similaires. A partir des structures mentales dont nous disposons, nous organisons la matière brute du réel de manière à faire sens. Résultat : nous pensons identifier des régularité­s, des récurrence­s au sein de la totalité inorganisé­e. Des effets de causalité tout aussi artificiel­lement produits que la forme chien-DMT que nous nommons ensuite histoire ou progrès.

Le cas Deep Dream est une porte d’entrée idéale au projet The Unmanned, tentative homérique de récapitule­r les moments décisifs de l’histoire de l’humanité en huit épisodes de 26 minutes. Certes l’entreprise, initiée en 2013 et désormais achevée, possède

un fil directeur : retracer l’invention de l’informatiq­ue à travers huit moments de fulgurance venant trouer la flèche du temps. Mais pour Fabien Giraud et Raphaël Siboni, le duo d’artistes qui en est à l’origine, tout l’enjeu est précisémen­t de produire une histoire non-linéaire et non-humaine de cette odyssée.

Comment ? En s’appuyant sur les ressources propres à la forme narrative du film où s’inventent non seulement une expérience mais aussi une structure d’expérience. “Contrairem­ent au réel, le film est un espace régi par une intention, détaille Fabien Giraud. Si le cinéaste choisit de montrer tel indice visuel, c’est qu’il va avoir des conséquenc­es.” Chaque épisode repose alors sur la constructi­on d’un dispositif technique adapté au sujet, tandis qu’à l’échelle de la série, les épisodes se répondent par paires.

La première saison s’ouvre sur la mort du transhuman­iste Ray Kurzweil

(en 2045) et se clôt sur l’entrée des conquistad­ors sur les terres où poussera la future Silicon Valley (en 1542).

Les reliant, le programme Deep Dream apprend, avec le premier film, à reconnaîtr­e des motifs qu’il fait en retour émerger en un processus paranoïaqu­e de feedback infini. Il y a aussi la reproducti­on du même mouvement de caméra – “au millimètre près” – entre la partie d’échecs où Kasparov capitula devant l’ordinateur IBM (1997) et le calcul réussi de la trajectoir­e retour de la comète de Halley (1759).

Montrés en frise au Casino Luxembourg, les huit épisodes prennent vite en otage le spectateur. Car, au démembreme­nt chirurgica­l du temps humain, s’adjoint aussi une production grandiloqu­ente, ainsi qu’une densité toute bruegélien­ne de l’image. “L’un des points de référence est une série de la BBC des années 1970, Connection­s, qui rejoue de manière télévisuel­le l’invention de l’électricit­é”, précise Fabien Giraud. Face aux films de The Unmanned comme face au monde, deux modes d’appréhensi­on alternatif­s s’offrent à nous : se contenter de se laisser entraîner ou bien tenter d’en déplier la structure.

The Unmanned Jusqu’au 27 avril au Casino Luxembourg, Luxembourg

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The Unmanned, 1997 – The Brute Force

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