Tendance “La Tentation radicale”
Les sociologues Anne Muxel et Olivier Galland esquissent un portrait (très contesté) de la jeunesse de 2018
La jeunesse de 2018 est-elle plus radicale et violente que ses devancières ? Les sociologues Anne Muxel et Olivier Galland esquissent dans leur enquête LA TENTATION RADICALE le portrait d’une génération plus perméable au complotisme, à la violence physique, à la radicalité religieuse et politique… Leur méthode – et donc leurs résultats – est cependant contestée par plusieurs intellectuels de référence.
“Ces jeunes ne croient ni au système médiatique, ni au système politique. Il y a donc une brèche dans laquelle peuvent s’engouffrer les complotistes et les extrémistes”
ANNE MUXEL
LES SOUVENIRS RÉACTIVÉS DE MAI-JUIN 1968 ONT AU MOINS LE MÉRITE DE NOUS RAPPELER CES JOURS-CI
à cette loi d’airain des sociétés contemporaines : leur jeunesse effraie, à défaut d’inquiéter, les pouvoirs institués. Parce qu’elle abriterait le moment d’une transgression rêvée à l’égard des normes sociales et politiques, cette jeunesse serait associée, de manière confuse et irréfléchie, à l’idée d’un péril. Ce péril jeune semble encore plus marqué depuis les attentats de 2015-2016, dont la part nihiliste des jihadistes a sidéré l’opinion, habituée depuis des décennies à la représentation d’une jeunesse plutôt molle et assagie, en dehors de quelques accès de surchauffe. Ce double niveau associant un tempérament naturel et un contexte politique, autrement dit un effet d’âge et un effet de génération, conduit aujourd’hui une partie de l’opinion à se méfier de la vie de ces jeunes, comme si quelque chose de louche se cachait derrière le vernis de leur désinvolte attitude, surtout ceux gagnés par la tentation de la radicalisation religieuse et de l’extrémisme politique.
C’est ce contexte post-attentats, qui a conduit une équipe de sociologues spécialistes du rapport des jeunes à la politique, pilotés par Anne Muxel et Olivier Galland (soutenus par les ministères de l’Education nationale et de la Culture, l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, la CAF et la fondation Jean-Jaurès), à s’interroger sur ce qu’ils appellent “la tentation radicale”, censée gagner une petite, mais significative, part de cette jeunesse désoeuvrée, mûre pour la casse. Celle-ci serait prête à la sécession avec la société, désireuse d’en découdre avec ses ennemis putatifs. Cherchant à “aborder la radicalité à travers le prisme de la tentation qu’elle peut susciter pour la jeunesse française actuelle, dans toutes ses composantes et dans toute la diversité de ses modes d’expression”, les chercheurs ont ainsi interrogé en septembre-octobre 2016, dans une vingtaine de lycées de quatre régions françaises, près de 7 000 jeunes scolarisés en classe de seconde, issus de toutes origines sociales et culturelles. Pour esquisser une thèse possible : on n’est pas raisonnable quand on a 15 ans ; pire, on peut être dangereux. Si cet échantillon assez large n’a pas “vocation à être représentatif d’une quelconque catégorie de la jeunesse”, il suffit quand même selon eux à “identifier les facteurs qui peuvent être associés à la radicalité et à évaluer la sensibilité aux idées radicales”. “Les résultats de notre enquête montrent que la radicalité est bien installée dans la jeunesse, même si elle est loin d’être majoritaire”, assurent les auteurs. Olivier Galland nous confirme que le “livre ne porte pas sur les jihadistes, ni sur le passage à l’acte, mais sur le degré de pénétration des idées radicales dans la jeunesse, et pas seulement dans le domaine religieux”, tout en reconnaissant que l’arrière-plan reste celui des attentats.
L’hypothèse d’une tentation radicale s’est greffée en amont à une série d’observations sur les comportements de ces jeunes,
dont l’hétérogénéité dit combien il est délicat de s’en faire une idée très précise et unifiée : combats répétés avec les forces de l’ordre, blocages de certains lycées, dégradations matérielles volontaires, importance des votes protestataires, attractivité du recours au jihad, pénétration des théories du complot… Si rien de commun ne semble se dessiner dans ces actes plus ou moins violents, Anne Muxel et Olivier Galland y décèlent de leur côté “l’idée d’une montée de la radicalité, avec pour corollaire une certaine banalisation de la violence”.
L’espace de la radicalité politique apparaît ainsi très ouvert et reste au minimum l’indice de la généralisation d’une culture politique protestataire dans la jeunesse, comme le constatait déjà Anne Muxel en 2010 dans son enquête Avoir 20 ans en politique. Mais le fil rouge (sang) qui relie aujourd’hui ces pratiques disséminées chez ces ados de 15 ans tient à une “volonté de rupture avec le système politique, économique et social, et plus largement avec les normes en vigueur dans la société” ; une volonté qui s’accompagne, parfois, “d’une justification de l’usage de la violence”.
“Faire péter le système” : cet horizon insurrectionnel n’a d’autre justification que la révolte confuse et énervée de ces égarés souvent désidéologisés, perdus dans un monde dont les promesses d’émancipation ne viennent même plus à eux. A la violence du vide, ils opposent donc le déchaînement de leurs pulsions, comme une manière de le remplir.
La tolérance à la violence rapproche en effet la radicalité politique et la radicalité religieuse, les deux formes dominantes de cette tentation ici examinée. Anne Muxel précise : “Contrairement à tous les travaux qui portent sur la compréhension de la radicalisation et du passage à l’acte jihadiste, nous cherchons à saisir le halo de radicalité qui peut séduire les jeunes”, même si l’enquête ne permet pas de prédire la transformation de cette tentation en passage à l’acte ou en processus de radicalisation. Et d’ajouter : “D’après notre enquête, entre un et deux jeunes sur dix a déjà affronté les forces de l’ordre, combattu d’autres manifestants, provoqué des dégâts matériels. Sachant qu’ils ont entre 14 et 16 ans, c’est déjà beaucoup, et nous aurions probablement des chiffres plus élevés dans les classes de terminale.”
Dans les entretiens qualitatifs menés en complément des données quantitatives, “on remarque un refus du système, une défiance énorme à l’égard du personnel politique, un sentiment d’éloignement des élites qui gouvernent”. Une autre forme de radicalité est mise en évidence : la “radicalité informationnelle”. “Ces jeunes ne croient ni au système médiatique, ni au système politique. Il y a donc une brèche dans laquelle peuvent s’engouffrer les complotistes et les extrémistes”, explique la sociologue. S’ils se défendent de toute volonté de stigmatisation de l’islam, les auteurs disent avoir été surpris par l’ampleur du clivage culturel entre les jeunes musulmans et les non-musulmans. Olivier Galland souligne que “70 % des jeunes musulmans considèrent que l’homosexualité n’est pas une façon normale de vivre sa sexualité, et (que) 80 % d’entre eux considèrent que la religion a raison contre la science pour expliquer la création du monde”.
Aussi étayée soit-elle, fondée sur un vaste échantillon statistique, instructive sur des dérives qu’on aurait tort de négliger, l’enquête n’évite pas des risques d’interprétation douteuses et des raccourcis faciles dont les musulmans eux-mêmes, immanquablement essentialisés, font les frais. C’est le reproche que lui adressent certains chercheurs, comme le socio-démographe Patrick Simon, qui estime dans une tribune du Monde que l’ouvrage “construit un dossier à charge contre l’islam en cherchant à séparer la religion des conditions sociales de son appropriation et de ses expressions”. Partant du principe qu’aujourd’hui “les manifestations les plus évidentes (de radicalité religieuse) sont associées à une certaine conception de l’islam”, Anne Muxel et Olivier Galland assument en effet d’avoir construit un “échantillon volontairement biaisé”, qui surreprésente les jeunes de confession musulmane. Objectif affiché : recueillir “un effectif suffisant de jeunes présentant les caractéristiques dont on peut supposer qu’elles ont des liens avec la radicalité”.
Ce protocole est jugé contestable par le sociologue Fabien Truong, auteur de Loyautés radicales (La Découverte) : “Quand on ne mesure que ce que l’on veut mesurer, c’est sûr qu’on en trouve en quantité non négligeable.”
L’enquête souffre aussi d’un certain défaut de rigueur conceptuelle, en faisant un usage trop lâche de notions aussi complexes que celles de “violence” et de “radicalité”. Le sociologue Farhad Khosrokhavar, auteur de plusieurs livres sur la radicalisation, dont Le Nouveau Jihad en Occident (Robert Laffont), estime qu’Anne Muxel et Olivier Galland “identifient indûment les notions de fondamentalisme et de jihadisme, de radicalité et de radicalisation”. “Or c’est une chose de considérer que l’islam est supérieur à la République, c’en est une autre de mettre en application les préceptes du jihadisme”, explique-t-il.
Les limites du questionnaire, qui permet aux enquêtés d’occulter certaines choses, sont pointées du doigt.
Pour Farhad Khosrokhavar, la dimension anthropologique “manque cruellement” à cette étude, qui néglige de nombreux facteurs sociaux déterminants, comme l’histoire des descendants d’immigrés vis-à-vis de la société française, les violences familiales ou policières, mais aussi le rôle positif de l’école comme moyen d’ascension sociale. Ces aspects doivent pourtant être pris en compte, nuance le sociologue Laurent Lardeux, auteur du chapitre sur le lien entre radicalité et discrimination : “Le facteur religieux ne saurait à lui seul expliquer la diffusion d’idées radicales dans certains établissements scolaires des quartiers populaires, et il me semble extrêmement important de recentrer le débat sur les facteurs sociaux qui interviennent dans les attitudes protestataires.” Le décalage entre les espoirs suscités par l’égalité des chances et les situations vécues d’injustice chez une part importante des lycéens descendants d’immigrés sert aussi de terreau à la radicalité : un lycéen qui considère la société très injuste a 3,6 fois plus de risques d’accepter l’idée de participer à une action violente pour défendre ses idées qu’un lycéen qui la considère très juste.
Ces biais empêchent pourtant de penser la question de la violence en dehors de la qualification habituelle d’une effraction, comme si elle ne se déployait pas autrement dans les sociétés. Même s’ils posent des questions importantes, et en dépit de leur volonté affichée de dépassionner le débat, en choisissant de mettre l’accent sur son versant spécifiquement musulman, les auteurs de La Tentation radicale habillent le catastrophisme ambiant d’une onction scientifique prestigieuse.
Les commentateurs zélés de nos paniques identitaires s’en réjouissent déjà.
La Tentation radicale Sous la direction d’Olivier Galland et Anne Muxel (PUF), 464 p., 23 €
Entretien intégral sur lesinrocks.com