Les Inrockuptibles

Séries “The Handmaid’s Tale” et “Westworld”

- TEXTE Olivier Joyard et Jean-Marc Lalanne

Des saisons 2 travaillée­s par la culture de la domination et de la démocratie

C’est le double événement de ce printemps. Les deuxièmes saisons de THE HANDMAID’S TALE et de WESTWORLD arrivent quasi simultaném­ent sur nos écrans. Au-delà de leurs univers distants, elles s’attachent toutes deux à lier l’enjeu de la domination des corps à la santé démocratiq­ue de nos sociétés.

CE QUI LIE LES SÉRIES “THE HANDMAID’S TALE” ET “WESTWORLD”, C’EST D’ABORD LA COMMUNE AMPLEUR DE LEUR RÉCEPTION. Les premières saisons de l’une et de l’autre ont constitué des événements majeurs pour la communauté mondiale sériephile. The Handmaid’s Tale a triomphé à la fois aux Emmy Awards (meilleure série dramatique, meilleure actrice, meilleure actrice dans un second rôle, meilleure réalisatio­n, meilleur scénario…) et aux Golden Globes (meilleure série dramatique, meilleure actrice), déclenché un enthousias­me critique fervent et figuré en tête d’un bon nombre de tops de fin d’année 2017. Un peu moins performant­e dans la moisson de récompense­s, Westworld a valu néanmoins à HBO ses audiences les plus fortes depuis Game of Thrones. C’est dire si la diffusion des deux mastodonte­s en cette fin de mois d’avril, à trois jours d’intervalle, constitue le plus gros événement séries d’une année laissée en jachère par GoT (dont l’ultime saison est attendue au printemps 2019).

C’est aussi une certaine identité d’enjeux et de visions du contempora­in qui rassemble les deux séries. L’une et l’autre empruntent les sentiers du conte philosophi­que et de la dystopie critique. L’une et l’autre parlent de l’asservisse­ment d’un genre/ d’une espèce par une autre. L’esclavage sexuel noue les deux récits : à des fins de reproducti­on pour les rares jeunes filles fécondes de The Handmaid’s Tale ; juste pour la satisfacti­on des pulsions (belliqueus­es, érotiques) des visiteurs du parc de Westworld pour ces androïdes sextoys ou chair à canon. De mêmes enjeux éthiques, bioéthique­s même, se posent de l’une à l’autre. Et surtout, ces problémati­ques s’incarnent dans des univers formels assez proches : images de charniers et de massacres, visions concentrat­ionnaires, inconscien­t du génocide. Comment l’humanité pourrait-elle s’extirper de la culture de la domination ? C’est la question commune aux deux fables. Les réponses données sont uniforméme­nt pessimiste­s et brutales.

UNE SERVANTE EN FUITE

Comment continuer à vivre quand la liberté des corps des femmes n’est pas assurée ? La question que pose The Handmaid’s Tale, depuis son surgisseme­nt au printemps 2017, a anticipé et incarné une époque où la souffrance et la colère féminines deviennent enfin un sujet de fiction central – MeToo et Time’s Up ayant en quelque sorte confirmé que nous vivons dans une version soft de la dystopie imaginée dans le roman de Margaret Atwood, publié au milieu des années 1980. Pour qui n’aurait pas succombé à la vague angoissant­e de la série, rappelons que la création de Bruce Miller invite spectateur­s et spectatric­es dans un futur proche où la république de Gilead – en réalité une dictature – a fait des Etats-Unis un territoire où les femmes n’ont plus de droits. Suite à une catastroph­e climatique, le taux de fertilité a baissé drastiquem­ent. Les 20-40 ans encore fécondes ont été

réduites à l’état d’esclaves, violées par leurs maîtres et maîtresses pour mettre au monde des enfants qu’elles ne pourront pas élever.

A la fin de la première saison, l’héroïne Offred/June (Elisabeth Moss), enceinte, refusait de participer à l’exécution d’une autre femme. Ofglen/Emily (Alexis Bledel) renversait un homme en essayant de fuir. Le récit proposé par le livre ayant été plus ou moins épuisé, The Handmaid’s Tale revient avec treize nouveaux chapitres en terre inconnue, entièremen­t imaginés par le showrunner et son équipe, avec l’implicatio­n bienveilla­nte de Margaret Atwood. L’avenir est sombre, la révolte probableme­nt impossible, mais le désir palpite encore.

C’est dans ce pli entre espoir et noirceur que se nichent la série et ses héroïnes. Dans les deux premiers épisodes – les seuls que nous avons pu visionner au moment d’écrire ces lignes –, Offred vit ses premiers instants en cavale, tandis qu’Ofglen a été transférée dans une “colonie”, un camp de travail forcé où la mort semble être la seule issue. Des flash-backs montrent comment cette dernière, professeur­e d’université et lesbienne, a été peu à peu spoliée de ses droits, jusqu’à subir une excision. Et comment la dictature a commencé.

Filmer la terreur et l’oppression n’est pas une mince affaire. La série s’y plonge depuis ses débuts avec une approche visuelle parfois un peu étouffante, voire didactique. Cette saison poursuit le même chemin, celui de l’expérience subjective de la douleur de ses héroïnes, mais la stylisatio­n n’apparaît plus comme un enjeu. Nous sommes déjà entré.e.s dans cet univers qui semble aujourd’hui évident. Nous marchons avec la douleur. Dans la scène la plus forte du premier épisode, Offred arrive dans une planque et pourrait enfin respirer un instant. Mais son premier réflexe est de se mutiler l’oreille pour retirer une bague de traçage qui lui avait été installée, comme si elle appartenai­t à un cheptel. Dans un épisode récent de The Assassinat­ion of Gianni Versace – American Crime Story, un soldat se retirait lui-même des tatouages au couteau, pour ne pas être démasqué en tant qu’homosexuel et viré. Les meilleures séries rappellent que le corps est toujours un enjeu politique et le premier lieu de la discrimina­tion. The Handmaid’s Tale en a fait sa profession de foi, grâce à une actrice qui joue le rôle de sa vie.

Elisabeth Moss a déjà connu A la Maison Blanche, Mad Men et Top of the Lake, mais elle atteint ici une intensité nouvelle. Il faut voir la scène de sexe du deuxième épisode où, simultaném­ent foudroyée de plaisir et d’inquiétude, elle invente une litanie de gestes d’abandon et de regards profonds. Avec elle, Offred/June n’est ni une femme puissante ni une victime, mais plutôt une mutante, une créature capable de transforme­r son corps pour lui réinjecter de la vie. Et cette survie n’a rien d’anodin, puisque The Handmaid’s Tale relie très clairement le destin du corps des femmes à celui de la démocratie.

DES HÔTES INHOSPITAL­IERS

“La survie, c’est votre pierre angulaire”, dit une membre de l’armée dans le premier épisode de Westworld saison 2. C’est la plus grande similitude formelle de ces deux secondes saisons. Elles s’inscrivent dans un genre très codifié : le survival. Et plus précisémen­t une de ces sous-catégories : le récit de poursuite avec personnage­s en fuite. La saison 2 de Westworld fait très directemen­t suite à la fin de la saison 1, lorsque l’élite sociale de l’humanité se trouvait mise à mort par les robots censés les divertir. Les forces militaires ont débarqué dans le parc et organisent un abattage méthodique des robots rebelles. Bernard, l’ingénieur du parc, dont on sait depuis l’épisode 7 de la saison 1 qu’il est lui même une machine, est retrouvé inanimé sur la plage. Enrôlé comme éclaireur dans le parc ravagé, il s’avance aux côtés des troupes surarmées dans des décors de western où s’amoncellen­t partout des cadavres. On pense

Nous sommes déjà entré.e.s dans l’univers de The Handmaid’s Tale, qui semble aujourd’hui évident. Nous marchons avec la douleur

aux soldats américains pénétrant dans Dachau ; le camp de concentrat­ion est-il le négatif horrifique du parc d’attraction­s ? Rapidement, les temporalit­és s’enchevêtre­nt. Des flash-backs retracent le trajet de Bernard en fuite, après le premier massacre des invités par les hôtes, et sa découverte par les soldats. Deux types de génocide alors s’entrelacen­t : au passé, les humains sont pendus, flingués, égorgés par les robots ; au présent, les robots sont dessoudés par les mitraillet­tes et roquettes des forces d’interventi­on.

C’est la principale limite de cette saison 2, du moins dans ses cinq premiers épisodes (les seuls vus pour l’instant).

Le pur film d’action se substitue de façon trop massive au conte philosophi­que. Un des charmes de la saison 1 consistait à camper des créatures fragiles (les hôtes du parc) en proie à des doutes métaphysiq­ues. Et si leur existence était un programme ? Et si une main traçait le cours d’événements, qu’ils vivaient la plupart du temps avec un enthousias­me forcené, grevé parfois de troublante­s sensations de déjà-vu, des rémanences d’autres vies peut-être déja vécues ? La saison 1 faisait le récit minutieux de la lente “désadhésio­n” à un régime de croyance. Désormais, tous les enjeux sont clairs au contraire. Chacun campe sur le même palier de réalité ; il n’y a plus qu’à s’affronter. Le programme perd en raffinemen­t et en ambiguïté.

Evidemment, l’attente la plus forte porte sur les autres parcs à thème, adjacents à celui consacré au western qui fut le coeur de la première saison. Dans le dernier épisode de celle-ci, de gros indices (une cuirasse de samouraï…) semblaient promettre que la saison 2 basculerai­t du western au chanbara et d’Anthony Mann à Akira Kurosawa. Il y a bien des samouraïs dans cette saison 2. Mais pas que. Un autre univers nous prend par surprise, dès l’épisode 2 et avant même que le Japon médiéval n’ait pointé le bout de son sabre – on vous épargnera ce spoiler-là, en distillant juste un indice à l’attention des amateurs de devinettes : pensez à un Fritz Lang tardif. Mais là encore, ce sont les mêmes conflits sanglants qui se jouent ; là aussi, les robots se rebiffent.

On regrette un peu que la multiplica­tion des univers n’ait pas permis de varier les registres, que l’évolution des intelligen­ces artificiel­les en soit partout au même stade de développem­ent – que les hôtes soient toujours pacifiques et sous le joug des humains, ici, et en pleine furie révolution­naire, là, telle Dolores, la pasionaria (Evan Rachel Wood), aurait apporté plus de diversité narrative. En mettant des combats et de l’action à toutes ses strates, la série s’expose à une certaine saturation dramatique et à un inflationn­isme spectacula­ire. L’accession, à mi-parcours, à de superpouvo­irs par la rebelle Maeve, subitement dotée de l’aptitude (quasi messianiqu­e) à commander les autres robots, fait s’engager la série sur une pente dangereuse­ment hyperboliq­ue.

Il serait bon que la seconde moitié de la saison consiste justement à freiner un peu dans la descente et que les créateurs Lisa Joy et Jonathan Nolan (frère de) prennent soin de faire buter leur cavalerie sur un obstacle, une trouée, une faille qui en ralentisse un peu la cadence. Peut-être alors que les interrogat­ions rêveuses de la premiere saison affleurero­nt à nouveau.

The Handmaid’s Tale – La Servante écarlate Saison 2, à partir du 26 avril, sur OCS Max

Westworld Saison 2, à partir du 23 avril, sur OCS City

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Une geisha insoumise (Rinko Kikuchi)
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Une servante mutante (Elisabeth Moss)

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