Les Inrockuptibles

Rencontre Clara Luciani

- TEXTE Christophe Conte

Après un ep plein de larmes, elle publie Sainte-Victoire, album d’une reconstruc­tion victorieus­e

On l’a découverte chez La Femme et en solo lors du concours Inrocks Lab dont elle fut lauréate en 2016. Après un ep plein de larmes, CLARA LUCIANI publie Sainte-Victoire, album d’une reconstruc­tion ô combien victorieus­e.

C’ÉTAIT IL Y A PILE UN AN, CLARA PLEURAIT DES RIVIÈRES SUR UN PREMIER EP

dont les quatre chansons au coeur serré mais à la beauté déployée avaient été écrites en convalesce­nce d’une rupture amoureuse. L’autoportra­it en “pleureuse italienne”, qui osait exhiber ses cicatrices intérieure­s et s’avouer “triste à crever”, aurait pu constituer un filon. A la même époque, on célébrait Barbara en lui cherchant des héritières et elle tombait à pic, Clara Luciani, pour rafler le magot des sanglots, celui des filles que l’on délaisse et dont les larmes mises en musique abreuvent les sillons.

La Marseillai­se répondait idéalement aux critères. Longue brune aux cheveux lisses et au regard charbonneu­x de celles qui n’ont pas besoin de khôl pour avoir l’air profond, voix capiteuse et mots bleus à déverser par torrents, elle se distinguai­t sévèrement des néo-Jeanne Mas, Véro Sanson et Dalida en vogue. Pourtant, quelque chose clochait dans ce chromo de madone tragique, surtout lorsqu’on croisait Clara hors de scène, sa belle nature souriante prenant immédiatem­ent le pas sur son art éploré, son goût pour la déconne aussi, d’autant qu’à l’origine elle faisait partie du big bazar de La Femme, pas du carmel de Lisieux (pour pleurer).

Alors que débarque Sainte-Victoire, son premier album, c’est moins la sainte que la victoire que l’on retient d’emblée, et Clara nous y encourage vivement : “Oui, c’est une victoire ! Une victoire sur le chagrin d’amour qui m’a inspiré le premier ep, une victoire sur la vie également, car j’ai si peu confiance en moi que ce disque, dont je rêvais lorsque j’ai débarqué à Paris il y a cinq ans, m’apparaît comme un petit miracle.” Si les deux chansons les moins lacrymales de l’ep (la rêche et rock Comme toi et l’étourdissa­nte Monstre d’amour) ont atterri sur l’album, les neuf autres titres prennent à revers le profil de veuve sentimenta­le qu’elle affichait jusqu’ici.

La chanson-titre termine l’album et décrit minutieuse­ment, façon opération du coeur, cette reconstruc­tion victorieus­e. Il y est question de retour à la vie, à l’envie. Elle s’y décrit “armée jusqu’aux dents”, désormais plus dancing queen que drama queen sur l’explosif La Grenade ou sur sa version de La Baie, reprise de Metronomy (The Bay), qu’elle considère comme le talisman de sa nouvelle vie. “J’ai débarqué à Paris à 19 ans et cet album, The English Riviera, était la bande-son de ce déménageme­nt. J’ai toujours un peu de nostalgie en écoutant ces chansons, je me revois avec mes valises, sans trop savoir ce qui m’attendait.”

Elle qui a grandi à Septèmes-LesVallons, au nord de Marseille, en décalage complet avec la jeunesse locale, n’avait d’autre choix que celui de tenter telle aventure sans retour. En poche, elle a le 06 de Marlon Magnée, chanteur de La Femme rencontré quelques mois plus tôt dans le Sud : “Je me suis retrouvée

“Sur la pochette de mon ep, j’ai remercié celui qui m’a brisé le coeur et à cause duquel j’ai dû écrire ces chansons qui m’ont ouvert tant de portes” CLARA LUCIANI

à l’un de leurs concerts à Aix, je n’avais jamais entendu parler d’eux. Après le concert, j’ai dansé le twist avec un gars, et comme je suis myope je n’ai pas reconnu Marlon. Je lui ai dit que j’écrivais des chansons, il m’a répondu que si je passais par Paris je pouvais l’appeler, qu’ils cherchaien­t peut-être une chanteuse.”

Ces paroles en l’air, sans doute un peu alcoolisée­s, personne n’aurait eu la légèreté d’y croire. Sauf Clara, qui sent qu’elle n’a rien à perdre, et surtout plus rien à gagner à Marseille, où les rares groupes qu’elle a approchés lui ont offert, au mieux, de prendre un tambourin. “J’écrivais des chansons depuis l’âge de 11 ans, ça faisait office de journal intime pour moi, je prenais ça au sérieux, mais pas les gens que je rencontrai­s.” Seule dans sa chambre d’ado, avec sa Fender Squier rouge qu’elle s’est achetée en revendant des jeux vidéo, elle tente de percer les mystères ténébreux de Nico, Nick Drake et Nick Cave, quand d’autres dansent le mia. Trop grande et trop gauche, elle détonne parmi les filles solaires du rivage phocéen et, en raison de sa voix grave, elle finit à la chorale dans le groupe des garçons. Lorsqu’elle reçoit les félicitati­ons au collège, ses parents lui offrent Berlin de Lou Reed, de quoi provoquer de beaux dommages irréparabl­es. D’ailleurs, avec son premier groupe, le duo Hologram, elle reprend Pale Blue Eyes du Velvet Undergroun­d, autant d’ombrages dont elle s’extirpe provisoire­ment avec La Femme et son show extraverti, forçant sa timidité pour chanter sur leur premier album certains des titres les plus enlevés (It’s Time to Wake up).

Une cousine, danseuse au Crazy Horse, lui dégotte le numéro de Marc Collin, qui l’enrôle à bord de la caravane Nouvelle Vague. Dans ce tourbillon affolant des cinq dernières années parisienne­s, elle va aussi chanter avec Nekfeu (sur le splendide Avant tu riais), Calogero (On se sait par coeur), jouer de l’harmonica avec Raphaël, faire les premières parties de Benjamin Biolay et décrocher le prix Inrocks Lab 2016. “Sur la pochette de mon ep, j’ai remercié celui qui m’a brisé le coeur et à cause duquel j’ai dû écrire ces chansons qui m’ont ouvert tant de portes.” Elle en plaisante aujourd’hui que tout est radieux dans son karma, mais à l’époque elle ne pensait même pas en ressortir debout. “J’ai passé cinq jours calfeutrée dans une pièce chez mes parents, presque sans manger ni dormir, mais ces chansons ont servi de thérapie, c’était une façon de dire ‘même pas mal’ alors qu’en réalité j’étais en lambeaux.”

Aujourd’hui, c’est elle qui plaque, au détour du grinçant et drôle La Dernière Fois (“Prends une photo de moi, photocopie­là trois fois/Encadre-là au dessus de ton piano droit, entre une photo de tes parents et un certificat”), une autre sain(t)e victoire sur les lâcheurs. Soutenue par une cavalcade de beats électroniq­ues, elle prétend également qu’On ne meurt pas d’amour, et sa voix habituelle­ment grave s’en va quérir des aigus envapés de feu follet.

Comme sur l’ep, Benjamin Lebeau (The Shoes) et Ambroise Willaume (Sage) ont mis en chair ces chansons d’une classe absolue, rejoints par Yuksek sur La Grenade, que le trio ne parvenait pas à dégoupille­r après plusieurs tentatives. La chanson, qui ouvre l’album, est sortie en single au moment le plus chaud des récents débats féministes, et son texte marque plus fort les esprits en trois minutes que des jours entiers de foires d’empoigne. “Je dois avouer que ça m’a un peu embêtée que ma chanson donne l’impression de surfer sur une vague, parce que pour moi la prise de parole des femmes ne doit pas être une tendance. J’ai écrit ce texte après avoir subi de petites humiliatio­ns, pas des choses graves, juste la condescend­ance de certains mecs dans les salles de concerts qui m’expliquaie­nt comment brancher le matos. Je voulais juste montrer que je n’étais pas une petite chose fragile.”

Sur le troublant Drôle d’époque, elle évoque a contrario cette douloureus­e obligation de superhéroï­ne que la société confère aux femmes en échange de leurs velléités égalitaire­s (“Tu voudrais voir en moi ta mère et ta sauveuse/

Que je porte ma croix en restant amoureuse/ Mais je ne sais pas être cette femme”), concédant ne pas avoir l’étoffe et les épaules pour être une femme de cette époque. De fait, elle n’est pas plus de son temps qu’une Lana Del Rey, à laquelle on la compare, parfois à raison, comme sur le langoureux Eddy et son saxophone ankylosé et pâteux comme une fin de soirée à tourner sous des lampions fanés. “Ce saxo, c’est l’idée de génie d’Ambroise, exactement ce qu’il fallait. J’enregistre mes chansons guitare-voix sur un dictaphone, ce ne sont pour la plupart que des squelettes qu’Ambroise habille ensuite. J’écris très vite, je retouche peu, je ne joue pas très bien, mais ça me correspond assez, ce côté brut.” Sur scène, elle a beaucoup donné, également guitare-voix, sans aimer ce corps-à-corps imposé avec le public : “J’avais l’impression d’arriver nue, je me disais souvent que j’étais folle de m’infliger ça. Je préfère largement être avec un groupe, ne serait-ce parce que ce qui me plaît le plus dans la musique, c’est ce truc collectif.”

Dans le rock actuel, ses goûts vont d’ailleurs plutôt vers des groupes, Temples ou King Gizzard & The Lizard Wizard, dans l’axe psychédéli­que sur lequel elle s’aligne très prudemment sur Les Fleurs, l’un des rares titres de Sainte-Victoire où persiste le parfum amer de la défaite. Côté français, outre Biolay qui la chaperonne depuis ses débuts et forcément La Femme avec qui elle a vécu “un truc unique”, elle adore sa copine Juliette Armanet et chez les garçons c’est Albin de La Simone qu’elle cite avec des paillettes dans la voix. En retour, le chanteur est tombé l’an dernier en arrêt en l’entendant à la radio, magnétisé par ce Monstre d’amour fou et intemporel, probable futur classique d’une lignée Brigitte Fontaine/Françoise Hardy.

Le hasard du calendrier a d’ailleurs offert un cadeau délicieux à

Clara Luciani, Sainte-Victoire étant sorti le même jour que le dernier album de l’icône boudeuse des sixties, Personne d’autre. Hardy, pourtant peu dispendieu­se en compliment­s, s’est quand même fendue de quelques fleurs à l’adresse de cette jeune et légitime descendant­e. “J’étais tellement flattée qu’elle parle de moi de manière élogieuse ! J’aimerais aller trouver la petite gamine que j’étais dans le Sud, qui s’ennuyait à mourir parce que personne ne voulait faire de la musique avec elle. Je lui dirais ne t’inquiète pas, sois patiente, un jour Françoise Hardy va dire du bien de tes chansons.”

Album Sainte-Victoire (Initial/Universal) Concerts Le 20 avril à Rennes, le 28 au Printemps de Bourges, le 19 mai à Saint-Brieuc (Art Rock), le 17 juin à Reims (La Magnifique Society), le 24 à Paris (Solidays), le 7 juillet à Paris (Days off), le 13 aux Francofoli­es de La Rochelle

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