Les Inrockuptibles

Portrait Christian Petzold

Le cinéaste allemand CHRISTIAN PETZOLD expériment­e avec Transit, dystopie située dans un Marseille contempora­in aux mains des fascistes, “une sorte de passerelle entre un film de science-fiction et un film qui regarde vers le passé”.

- TEXTE Bruno Deruisseau PHOTO Lukas Gansterer pour Les Inrockupti­bles

Le cinéaste allemand signe Transit, passerelle entre SF et film hanté par le passé

EN UN PEU PLUS D’UNE DOUZAINE DE FILMS (TÉLÉFILMS ET LONGS MÉTRAGES CINÉMA CONFONDUS), Christian Petzold s’est affirmé comme le réalisateu­r allemand le plus accompli de sa génération – avec six sélections à la Berlinale, dont quatre en compétitio­n, un Ours d’argent du meilleur réalisateu­r pour Barbara (2012) et même une sélection en compétitio­n à la Mostra de Venise. Son nouveau film, Transit, porte particuliè­rement bien son titre puisque, plus que tout autre film jusque-là réalisé par ce Berlinois de 58 ans, il marque un franchisse­ment biographiq­ue. D’une part, il s’agit du premier qu’il termine depuis la mort de son maître, collaborat­eur et ami Harun Farocki. De l’autre, il est évident que Transit est en rupture avec l’influence hitchcocki­enne qui avait jusqu’ici été l’une des caractéris­tiques du cinéma de Petzold, influence ayant atteint son point d’orgue avec Phoenix, son dernier film en forme de variation sur Vertigo.

L’auteur lui-même est d’ailleurs conscient d’achever un cycle : “Je pense vraiment que je suis en train de terminer une trilogie. Harun et moi lui avions donné un nom un peu étrange, à la Gabriel García Márquez : ‘L’Amour dans les systèmes d’oppression’. Transit devait en être le troisième volet. Hélas, Harun est mort. Sans lui, je n’avais pas l’intention de la terminer. C’était trop pénible d’ouvrir le dossier de travail que nous avions en commun, de tomber sur son écriture. Lorsque j’ai repris le travail sur Transit, je me suis rendu compte que je n’étais pas en train de mettre un terme à la trilogie mais qu’en fait je commençais quelque chose de nouveau. Avant ce film, j’avais l’impression de travailler dans des conditions de laboratoir­e, alors qu’ici j’avais le sentiment de suivre quelque chose d’organique. J’arrive peut-être enfin à m’extraire de l’influence du cinéma de studio d’Hitchcock.”

Mais loin d’être un pur caprice d’auteur, cet attrait pour l’organique entre dans le projet qui a toujours été celui de Petzold, c’est-à-dire raconter l’Allemagne, son histoire, son présent autant que son passé : “Quand on reconstrui­t un film en studio, on se met dans une position supérieure par rapport au réel puisqu’on peut le modeler à sa façon. De l’éclairage au décor en passant par le nombre de prises, le réel n’oppose que très peu de résistance à la volonté du réalisateu­r. Je trouve qu’à ce moment-là la capacité du film à faire surgir le passé est nulle. J’avais envie d’un film tourné à la volée, dans la rue, avec une forme d’étrangeté. C’est quand j’ai revu Le Privé, d’Altman, que j’ai entrevu ce qu’allait être Transit. Son film se passe dans un L.A. contempora­in mais le personnage principal est tout droit sorti des années 1940. La friction opérée par cet anachronis­me me fascinait et j’ai décidé qu’elle serait mon remède aux limites du cinéma de laboratoir­e que j’avais ressenties. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de transférer le temps du roman Transit de 1940 à nos jours.” Transit est une adaptation du roman éponyme d’Anna Seghers, qui plaçait donc son action en 1940, à Marseille. Dans le film, déserteurs, juifs, intellectu­els, artistes et opposants politiques sont acculés sur les rivages de la Méditerran­ée par le régime fasciste. Perdus dans une attente administra­tive aux accents kafkaïens, ils espèrent prendre le large en direction de l’Amérique. Mais les forces d’occupation fascistes progressen­t et les rafles se multiplien­t. Dans cette foule de réfugiés, un homme et une femme se croisent (Franz Rogowski et Paula Beer) ; il se fait passer pour un écrivain mort, elle cherche désespérém­ent son mari disparu.

Film de port mais aussi de fantômes, Transit se situe quelque part entre Querelle de Fassbinder et Alphaville de Godard, deux influences revendiqué­es par Petzold : “J’aime l’idée du port comme lieu de mélange, proposée par Fassbinder. Quant à Alphaville, on y voit l’avenir, comme dans Transit, par l’intermédia­ire de personnage­s venus du passé. Notre présent devient alors hanté par des fantômes. Transit est un film très contempora­in, une sorte de passerelle entre un film de science-fiction et un film qui regarde vers le passé ; un film intemporel qui épouse complèteme­nt la condition des réfugiés, car ce qui est affreux dans la situation de fuite, c’est qu’on ne peut être chargé par rien : pas de famille, de biens, de passé, de souvenirs. Même l’amitié et l’amour sont superflus.”

Refusant les théories sur la fin de l’histoire qu’il juge très dangereuse­s, Petzold évoque avec Transit une caractéris­tique pour lui fondamenta­le du cinéma allemand : “C’est difficile pour un Français de comprendre ce qui s’est passé ici. Plus qu’un génocide, c’est un anéantisse­ment. Et toute une génération de cinéastes s’est exilée sans vraiment pouvoir revenir. Je pense que le lien avec ce cinéma exilé doit toujours être reconstitu­é. Le cinéma français peut naviguer entre ses différents âges mais le cinéma allemand obéit à une toute autre temporalit­é. Comme les personnage­s de mon film, le cinéma allemand est à jamais un cinéma exilé, incomplet. En commençant un film, nous devons toujours revenir à cet âge d’avant l’arrivée du nazisme. En 1930, est sorti un film d’Edgar G. Ulmer intitulé

Les Hommes le dimanche, écrit par Billy Wilder. C’est pour moi le premier film de la nouvelle vague. Il montre simplement des gens qui, comme aujourd’hui, marchent de manière insouciant­e sous le soleil ou prennent un verre à la terrasse d’un café en riant. L’action se déroule majoritair­ement à l’angle de la gare du Jardin zoologique de Berlin. Pour moi, chaque film allemand doit repartir de ce coin de rue.”

Transit En salle le 25 avril

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