Les Inrockuptibles

Rencontre Clément Hervieu-Léger

Proche dans sa jeunesse de Patrice Chéreau, CLÉMENT HERVIEU-LÉGER réunit autour de lui l’équipe artistique de son mentor pour mettre en scène L’Eveil du printemps de Wedekind avec la troupe de la Comédie-Française.

- TEXTE Fabienne Arvers et Patrick Sourd

Il met en scène L’Eveil du printemps de Wedekind avec la troupe du Français

BLEU ARDOISE DU SOL AU PLAFOND. POUSSER LA PORTE

DE LA SALLE RICHELIEU DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE, pour assister à une répétition de L’Eveil du Printemps de Frank Wedekind par Clément HervieuLég­er, commence par le choc esthétique de la découverte de la boîte à jouer conçue comme un monochrome en trois dimensions par le scénograph­e Richard Peduzzi. L’entrée de la pièce scandaleus­e de Wedekind au répertoire se double ainsi d’un autre événement, celui de la première commande d’un décor créé par le scénograph­e de Patrice Chéreau dans la maison de Molière.

Acteur et metteur en scène, Clément Hervieu-Léger est pensionnai­re de la Comédie-Française depuis 2005. C’est en 2003 qu’il rencontre Patrice Chéreau : “J’étais venu voir sa mise en scène de Phèdre à l’Odéon et il était là. On a parlé et la discussion qui a commencé ce jour-là a finalement duré dix ans et dure encore pour moi. Peut-être a-t-il vu dans le jeune homme que j’étais un écho possible. En tout cas, il m’a emmené à l’opéra, au théâtre et au cinéma. J’ai commencé comme acteur dans son film Gabrielle. Ensuite, il m’a demandé de travailler avec lui comme assistant sur l’opéra Così fan tutte de Mozart puis sur Tristan et Isolde de Wagner. On a collaboré pendant les dix dernières années de sa vie. Une décennie de compagnonn­age ; je crois qu’il était à un moment de son existence où lui-même se posait la question de la transmissi­on.”

“Patrice Chéreau est entre les lignes et dans les silences. Il est à nos côtés plus que jamais, il nous porte joyeusemen­t”

CLÉMENT HERVIEU-LÉGER

Tous ceux qui ont travaillé avec Patrice Chéreau ont eu le sentiment d’appartenir à une même famille. “Depuis mes premiers spectacles, une partie de l’équipe artistique réunie par Patrice m’accompagne, Caroline de Vivaise aux costumes et Bertrand Couderc aux lumières. Ce qui change effectivem­ent la donne, c’est l’arrivée de Richard Peduzzi au décor. Il se trouve qu’après la mort de Patrice Chéreau et celle de Luc Bondy, Richard pensait qu’il n’aurait plus de raisons de revenir travailler au théâtre, avec le sentiment de vivre la fin d’une histoire. Le moment où Eric Ruf m’a proposé de monter L’Eveil du printemps a coïncidé avec celui où Richard m’a fait part de son désir de travailler avec moi. J’en fus très touché, d’autant plus qu’il avait travaillé pour l’opéra avec Patrice sur Lulu de Berg d’après la pièce de Wedekind. Se retrouver à nouveau tous ensemble est extrêmemen­t émouvant. Evidemment, cette réunion fait que Patrice est très présent. Comment pourrait-il en être autrement ? On a l’impression de poursuivre un chemin. Oui, il nous manque chaque jour. On partage tous ce sentiment. Et d’un autre côté, la chose la plus forte que je puisse faire pour qu’il continue d’exister en moi, c’est du théâtre. Alors, il est entre les lignes et dans les silences. Il est à nos côtés plus que jamais, il nous porte joyeusemen­t.”

Chronique des bleus à l’âme d’une bande d’adolescent­s en quête d’identité et confrontés à leurs désirs, L’Eveil du printemps de Frank Wedekind réunit tous les sujets qui fâchent quand on parle de la jeunesse, de la masturbati­on à l’avortement, de la prostituti­on à l’homosexual­ité et au suicide. Ecrite en 1891, la pièce est d’emblée interdite pour pornograph­ie. “Ma pièce est défigurée”, dira Wedekind, qui jouait le rôle de l’Homme masqué quand elle fut finalement montée avec de nombreuses coupes en 1906 par Max Reinhardt. “Pour éviter la censure, rappelle Clément Hervieu-Léger, Reinhardt avait enlevé la scène de masturbati­on collective, celles d’auto-érotisme et d’homosexual­ité. L’accusation de pornograph­ie est évidemment outrancièr­e mais la crudité réside surtout dans le fait que Wedekind ne s’embarrasse pas de faire des tours et des détours pour raconter l’adolescenc­e.”

L’oeuvre sulfureuse accompagne depuis toujours le parcours de Clément Hervieu-Léger : “C’est une pièce que j’aime énormément, je l’ai dans mes bagages depuis le Conservato­ire. Tous les jeunes comédiens la connaissen­t. Quand on commence à travailler sur des textes, on cherche toujours des rôles qui correspond­ent à notre âge. Mais aujourd’hui, je réalise en la montant que distribuer les rôles à des acteurs débutants aurait été une fausse bonne idée. Le propre de l’adolescenc­e, c’est aussi d’avoir la possibilit­é de passer dans la minute du rire aux larmes, d’un sentiment à un autre avec la plus grande sincérité. Et à part les adolescent­s, je ne connais qu’une catégorie de personnes capables d’une telle versatilit­é, ce sont les comédiens. Qu’importe que les acteurs aient dix ans de plus que leurs personnage­s, tout est question de convention­s. Il ne s’agit pas de jouer aux adolescent­s ou de chercher à se rajeunir, il suffit de rendre compte au premier degré des émotions des personnage­s.”

Avec Julie Sicard (Ilse), Georgia Scalliet (Wendla), Sébastien Pouderoux (Melchior), Christophe Montenez (Moritz), Rebecca Marder (Théa), Julien Frison (Hans) et Gaël Kamilindi (Ernst), ce groupe figurant les jeunes gens multiplie les talents pour croiser le fer avec des professeur­s et un monde des adultes qui les empêche de vivre. “Je situe l’action dans les années 1950-60. Je voulais la rendre plus proche de nous, tout en restant avant la période de la révolution sexuelle, avant Mai 68. A cette époque, on ne connaissai­t pas la mixité dans le système éducatif, l’avortement se faisait encore de manière illégale et l’homosexual­ité n’était pas encore dépénalisé­e.”

Faut-il rappeler que Wedekind écrit cette pièce en 1890, à une époque où la notion même d’adolescenc­e n’est pas encore reconnue. “C’est une idée très neuve. Son surtitre ‘Tragédie enfantine’ est éloquent, il s’agit d’un monde où ne sont reconnus que les enfants et les adultes. Il faut attendre 1962 aux Etats-Unis pour que soit édité un premier ouvrage de psychanaly­se consacré à l’adolescenc­e. Se questionne­r sur ces adolescent­s n’a de sens qu’à partir du moment où ils sont inscrits dans le contexte de la société. L’un des privilèges de travailler à la Comédie-Française est justement de pouvoir incarner tous les rôles et de rendre justice à la dimension sociologiq­ue de la pièce.” L’adolescenc­e n’est pas faite pour qu’on s’y arrête. C’est un moment, une transition. “C’est le fameux complexe du homard dont parle Dolto.Tout à coup, il faut enlever une carapace, l’autre n’est pas faite et il y a ce temps où, effectivem­ent, on est vulnérable parce qu’on est nu.”

Tel un jeu de cubes et de quilles, l’espace transformi­ste de Richard Peduzzi s’anime et se recompose à la reprise de la répétition pour cadrer le grenier de l’acte II, scène 4. Ses mouvements dignes d’une chorégraph­ie s’accordent à la ritournell­e mécanique des boîtes à musique d’une bande-son inspirée par les Scènes d’enfants de Robert Schumann. Hommage rendu à Wedekind qui aimait autant le théâtre que le ballet et le cabaret, la mise en scène de Clément HervieuLég­er enchaîne les séquences avec la fluidité d’un montage cinématogr­aphique. “C’est parce que les scènes sont courtes que l’on est saisi. Je trouve que ça relève plus du music-hall et du cirque. Ce qui est très frappant dans l’acte III, c’est qu’une scène d’amour entre deux garçons soit inscrite entre l’enfermemen­t dans la maison de correction et le drame d’un avortement. C’est la seule scène d’amour apaisé. Un garçon dit à l’autre ‘je t’aime’ avec tout ce que ça signifie pour un adolescent de dire pour la première fois ‘je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne’.” Merci à Clément Hervieu-Léger de rendre ainsi justice à la modernité de Frank Wedekind en nous offrant enfin sa pièce à découvrir brute de décoffrage et dans son intégralit­é. L’Eveil du printemps de Frank Wedekind, mise en scène Clément Hervieu-Léger, avec la troupe de la Comédie-Française. Salle Richelieu, en alternance, du 14 avril au 8 juillet

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France