Les Inrockuptibles

Portrait Young Fathers

- TEXTE Francis Dordor

Sensation du circuit live UK, les Ecossais apprivoise­nt leur sauvagerie sur un nouvel album impertinen­t

Sensation du circuit live anglais, les Ecossais de YOUNG FATHERS réussissen­t à apprivoise­r leur sauvagerie et leur félinité sur un nouvel album qui souffle le froid sur le chaud. Est-ce du rap, du rock, de la soul ? C’est Young Fathers.

EN 2014, LES YOUNG FATHERS REMPORTENT À LA SURPRISE GÉNÉRALE LE PRESTIGIEU­X MERCURY PRIZE, qui récompense chaque année le meilleur album paru en GrandeBret­agne, coiffant au poteau Damon Albarn ou FKA Twigs. A ce résultat imprévu s’ajoutent les mauvaises manières des lauréats. Aucun sourire, pas même ébauché, sur le visage des trois membres du groupe au moment de la photo officielle. Des réponses lapidaires aux questions des journalist­es. Une impertinen­ce rappelant le temps du punk. “Pourquoi faites-vous cette tête d’enterremen­t ? – Parce que notre album s’appelle Dead ! – Qu’est-ce que ce prix signifie pour vous ? – 20 000 livres avec lesquelles on va s’acheter un camion.” Pas de quoi augurer un avenir médiatique radieux en ces temps de courtoisie obligée. Mais pas de quoi non plus ébranler des certitudes acquises en douze ans de vie artistique commune dans une ville comme Edimbourg, offrant si peu d’opportunit­és que tout doit s’obtenir en serrant les poings, à l’arrache, dans la douleur. Alors sourire…

Malgré leur relative jeunesse (26 ans à l’époque), le parcours de G (Graham Hastings), Ally (Alloysius Massaquoi) et Kayus Bankole est digne de combattant­s endurcis. “On s’est connus quand on avait 14 ans dans une boîte, le Bongo Club qui, de 19 à 22 heures, organisait des soirées réservées aux mineurs où l’alcool était interdit”, se souvient G. “En fait, on essayait de se torcher avant d’arriver”, complète l’espiègle Kayus. Filles et garçons, Noirs et Blancs, le lieu réunit une jeunesse édimbourge­oise friande de musiques à danser : hip-hop, dance-hall, dubstep et UK Garage. Mais à la différence notoire de l’Haçienda à Manchester ou du Dug Out à Bristol (où se rencontrèr­ent les futurs Massive Attack), le Bongo ne deviendra jamais l’incubateur d’une scène musicale locale. “Cette situation d’isolement nous a poussés à persévérer.”

Tout commence au début des années 2000 dans la chambre de G, avec un micro de karaoké, un clavier Casio et la bienveilla­nce de parents qui préfèrent voir leurs ados bricoler du son à la maison que fumer du crack dans un wagon de marchandis­es à l’abandon, comme certains gosses du voisinage. Alchimie, synergie, affinités électives… Appelez ça comme vous voulez mais, à un moment, un mode de communicat­ion s’instaure. Les idées, les envies, les urgences que porte chacun des trois deviennent des chansons. “Ce qui nous a sauvés, c’est que nous ne nous considério­ns pas comme des soldats du rap. D’emblée, dans notre travail ne sont entrés en jeu ni loyauté, ni fidélité, ni pureté”, analyse G, qui met aussi bien Missy Elliott, Suicide et This Mortal Coil que King Tubby et Sam Cooke sur une playlist personnell­e.

Leur associatio­n fonctionne si bien qu’un producteur s’empresse de faire signer un contrat à leurs parents

(ils sont encore mineurs à l’époque). Qui s’avère stérile. “Nous avons enregistré l’équivalent de cinq albums. Sauf que rien n’est jamais sorti.” S’ouvre une longue période de stagnation s’achevant avec la rencontre de Tim London, autre producteur local, dont l’intuition et l’immense culture musicale se révèlent décisives. Depuis, il y a eu deux ep en télécharge­ment – Tape 1 et Tape 2 – sur le prestigieu­x label américain Anticon. Suivi du premier album, Dead, honoré par le Mercury Prize. Puis un second, au titre plein de défi : White Men Are Black Men Too. Il y a eu de nombreux concerts qui ont forgé une réputation. Des concerts en Afrique du Sud et au Japon. Il y a aujourd’hui Cocoa Sugar, le troisième album, avec sa pochette intrigante et rigolote. Mais ce qu’il n’y a toujours pas, ce après quoi ne cessent de courir critiques, programmat­eurs, disquaires, c’est un nom, une étiquette à coller sur leur musique.

“Le monde est niqué. La vie ? Une guerre. Nous essayons juste de donner du sens à tout ça”

ALLY

On a parlé de “hip-hop alternatif” à leur sujet. Or beaucoup de leurs morceaux sont en partie chantés. On a balancé à l’envi des formules chimiques alambiquée­s telles que “émeute envoûtante de soul maison” ou “mélange de gospel délabré, de pop bras cassé de rap avant-gardiste, d’expériment­alisme lo-fi”. Un journalist­e du Guardian a même soumis “boys band d’electro hip-hop psychédéli­que écossais, libérien, nigérian”. Tout ça parce qu’Ally Massaquoi, né au Libéria, a atterri en Ecosse à l’âge de 4 ans. Et que Kayus Bankole a vu le jour à Edimbourg de parents nigérians. Pour relever le tout, G ajoute son grain de sel et dit qu’ils ont pris le hip-hop et l’ont trempé “dans un bain mercurien de Ronettes, de krautrock, de ragga, de dub, de post-punk et d’afro-psyché”. Et si au lieu de jongler avec pareille cacophonie d’appellatio­ns incontrôla­bles, on commençait par prendre un titre au hasard – Fee Fi du nouvel album par exemple – en essayant d’en comprendre la constructi­on ? “A l’origine, il y a le sample d’un chant de travail datant du début du XXe siècle que Tim London nous a fait écouter, explique G. C’est souvent à partir d’un rien, d’un rythme banal, accidentel, que nous viennent les idées. Là, on a juste ajouté un piano, d’ailleurs désaccordé, et nos voix.”

Comme l’écrivait William T Lhamon, spécialist­e des cultures vernaculai­res, les musiques d’aujourd’hui sont “des palimpsest­es de sens comprimés” ( in Raising Cain, Kargo). En voici un bel exemple. On a beau jouer avec des sons anciens, les manipuler, aucun

des éléments hétérogène­s absorbés ne se dissout totalement dans un nouveau morceau. Un peu comme les murs de nos villes où de vieilles affiches de concerts sont recouverte­s par d’autres affiches. Elles-mêmes enfouies sous des graffitis qui sont la signature des nouveaux gangs du quartier. Viendront bientôt s’y superposer de nouvelles inscriptio­ns qui tenteront d’effacer les précédente­s. Ainsi de suite… Sauf qu’en grattant un peu, on retrouve toujours trace des couches successive­s. Si bien qu’à la fin, on obtient une fresque où s’entremêlen­t, mêmes dégradées, différente­s histoires s’étalant sur trois ou quatre décennies.

Avec la musique des Young Fathers, c’est un peu la même chose. On redécouvre comme en lambeaux stratifiés la colère fluo des slogans du punk, l’approche tranchante et angulaire de la new-wave, l’hédonisme insoumis des rave parties, la sombre sensualité du trip-hop, l’urgence désespérée du grime… Des résidus d’ADN de gospel, du early-jazz des années 1920 et même des chants de travail enregistré­s par des musicologu­es dans des plantation­s y flottent, comme des atomes vagabonds, clandestin­s. Et chacun de ces éléments disparates non seulement retrouve vie, mais fait sens dans son nouveau cocon. Dans ce rébus sonore, la pochette de Cocoa Sugar apporte un nouvel indice. Il s’agit d’une photo d’Ally retouchée à la palette graphique. L’esthétique évoque une pub des années 80 signée Jean-Paul Goude. Et, avec pareil titre (“Sucre au cacao”), on pense à un bonhomme Banania postcoloni­al en tenue de soirée. Mais aussi, de manière subreptice, à une représenta­tion rénovée et sarcastiqu­e du “blackface”, ce phénomène fondateur de la musique populaire américaine où des Blancs se grimaient en Noirs, parfois dans le but de s’en moquer, plus sûrement pour mieux en absorber l’art et le charisme. Ce premier acte de créolisati­on culturelle fonctionna­it si bien à la fin du XIXe siècle que des Noirs se sont mis à renforcer au brou de noix la couleur de leur peau, de manière à former à leur tour des ensembles “blackface”. C’est à la faveur de cet échangisme intégral, de cette réversibil­ité de signes identitair­es, et du partage de sons que se sont forgées ces alliances plébéienne­s dont la plupart des genres musicaux urbains contempora­ins, rock’n’roll et rap compris, sont le produit.

Dans cet espace enchanté, transracia­l et transnatio­nal, il n’y a plus ni autorité, ni préjugés, ni tabous. Paraphrasa­nt le titre du second album des Young Fathers, les Blancs deviennent alors des Noirs comme les autres. Et vice versa. Il n’y a qu’une liberté, de danser, de chanter, un droit à la turbulence, à l’impertinen­ce, à l’émeute, à la folie. C’est carnaval et c’est sabbat à tous les étages. Et c’est politique. “Toutes les chansons de Cocoa Sugar rendent compte de notre résistance au cynisme de l’époque, insiste Ally. Le monde est niqué. La vie ? Une guerre. Nous essayons juste de donner du sens à tout ça.” Et quel sens ! Celui d’une envie d’en découdre avec le mépris et l’hubris, avec la cacophonie ambiante. Envie d’une restaurati­on spirituell­e. Tout ça par trois mecs venus des Highlands, trois rois mages qui semblent comme traqués, qui courent sur le fil du rasoir, séduisants, maudits et protégés. Comme l’ont toujours été les artistes les plus signifiant­s de leur époque.

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