Les Inrockuptibles

PARTAGER LA DISTANCE

- Texte Blandine Rinkel

Auteure de L’Abandon des prétention­s et membre du collectif Catastroph­e, BLANDINE RINKEL ne croit pas à l’abolisseme­nt de toute distance promu par notre civilisati­on du réseau social. Pour elle, “tout l’enjeu d’un rapport consiste peut-être à trouver, ensemble, un lieu partagé qui ne soit pas un lieu commun”.

“IL ÉMETTAIT DES MESSAGES BROUILLÉS PAR L’HUMOUR, dans l’espoir d’être compris par quelqu’un dont la sensibilit­é aurait la même longueur d’onde.”

Romain Gary, Les Clowns lyriques

Connecté il y a “34 min” ; “3 h” ;

“12 min” ; “1 j” ; de cette étrange fonction comptabili­sant votre présence sur Messenger, on pourrait faire une musique abstraite, une chanson froide et émouvante. Suite de chiffres pour suite d’absences. C’est que, comme un horodateur, Facebook indique en continu, à côté des noms de vos amis, le temps depuis lequel ils se sont connectés, vous permettant ainsi, même à distance et sans les voir, d’être au fait de leurs mouvements. Soulageant ainsi, comme pour l’enfant en bas âge, l’angoisse de Spitz : la peur que l’autre cesse d’exister dès lors qu’il n’apparaît plus. Des chiffres pour soigner la phobie de la distance, donc. Ou pour la renforcer.

Des réseaux sociaux, on rabâche sans cesse qu’ils sont chronophag­es, qu’ils nous volent notre temps, mais on ne dit jamais combien ils peuvent s’avérer topophages, prétendant sans cesse abolir les espaces qui nous séparent les uns des autres pour ériger, plutôt, un vaste lieu commun. Commenter ici et là en s’emportant précipitam­ment, comme si l’on était dans un même café ; tapoter virtuellem­ent l’épaule de l’autre, l’alpaguant d’un “slt ca va ?” comme on s’adresserai­t à un frangin planté là dans le living-room familial ; chuchoter en mp des confidence­s asymétriqu­es à l’oreille de l’autre, comme au creux d’un même lit ; en somme, inter-réagir comme si nous vivions ensemble au sein d’une seule et même grande coloc où le silence serait suspect.

A tel point qu’on croirait même, dans la vraie vie, pouvoir se passer de géographie. Avec un ami, nous notions récemment ce drôle de phénomène : quand on demande notre chemin à quelqu’un dans la rue à Paris et que la destinatio­n n’est pas à portée de regard, un sourcil inquiet et désapproba­teur accueille inévitable­ment notre requête, la renvoyant tel un boomerang : “oulala, mais ça fait loin vous savez, vous feriez mieux de prendre les transports en commun”. Longtemps nous nous sommes presque excusés, interdits face à un tel aplomb. Désormais, vaillants, nous les regardons dans les yeux et dans un sourire, osons un : “Oui nous savons, mais nous aimerions faire le chemin à pied”.

J’aime partager une distance avec quelqu’un. De là vient, sans doute, mon rapport compliqué, souvent ridicule, avec le téléphone – cet étrange substitut de présence. Il m’est difficile d’appeler des gens que je n’ai pas vus depuis longtemps, que je n’ai jamais vus, voire pire, que j’aimerais voir mais qui sont loin et dont je sais qu’ils feraient au téléphone comme s’il n’en était rien. C’est moins une téléphonop­hobie (oui, c’est le terme scientifiq­ue) qu’une conscience aiguë de la distance. C’est la conscience de leurs corps loin du mien, et le refus de faire comme si de rien n’était. Parce que j’aime éprouver ce qui me sépare d’un autre, et par là, miraculeus­ement, me rapprocher de lui.

Me soulagent les bégaiement­s dans les combinés, ces fantômes de phrases adressés entre fantômes de corps, me rassurent les rires gênés, les emojis absurdes pour souligner le bizarre d’une situation. M’inspirent confiance, paradoxale­ment, les comporteme­nts évitants – pour peu qu’ils ne soient pas joués. M’attendrit, sur smartphone, la délicatess­e qui consiste à ne pas présumer que les autres sont sans cesse (et littéralem­ent) à portée de main. Me soulagent ceux qui ont du mal à écrire “bonjour” en accroche de mail, parce que non, nous ne venons pas de nous croiser par hasard et que le mot est mal choisi – m’apaisent les circonvolu­tions pudiques, les humains qu’on aborde comme on désactiver­ait une mine.

Une amie me racontait avoir fait un voyage en Russie au cours duquel, au dos d’un prospectus rouge à l’attention des visiteurs français, était précisé : “Si l’on ne vous sourit pas ici, pas d’inquiétude : c’est ici une marque de respect de n’accorder son sourire que s’il signifie quelque chose.” Elle, habituée aux connivence­s systématiq­ues, en avait éprouvé un grand soulagemen­t. Il n’y aurait donc pas, ici, de sourires qui ne soient réels. C’était un plaisir inattendu de sentir, en voyageant dans un autre pays, qu’une autre distance s’instaurait entre les corps. Une autre proxémie, écrivait l’anthropolo­gue T. Hall, spécialist­e des écarts interperso­nnels, dans son livre au si beau titre La Dimension cachée. Au MoyenOrien­t, note-t-il, les voyageurs américains éprouvent une gêne à ce qu’on leur parle à quelques centimètre­s du visage ; au Japon, où tout se passe au centre, l’idée même de se nicher dans un coin de pièce pour parler ou manger confine à l’arrogance quand en Chine, se dire sobrement “as-tu mangé ?” équivaut à un chaleureux “bonjour” français. “Shall we meet again ?”, demande quant à lui Nicolas Bouvier dans Le Poisson-scorpion, soulignant la beauté de cette interrogat­ion suspendue, proprement britanniqu­e, et dont la délicatess­e consiste à ne pas assimiler son désir à celui de l’autre, à ne pas tenir pour acquis le rendez-vous d’après – let’s see.

Et sur internet alors ? Sans codes géographiq­ues établis, les réseaux sont ces terrains vagues où la distance doit, à chaque instant, être re-négociée. Zones blanches de l’intime. Et tout l’enjeu d’un rapport consiste peut-être à trouver, ensemble, un lieu partagé qui ne soit pas un lieu commun. Pour cela, trouver la juste mesure ; le juste écart d’avec ce que l’on lit et d’à qui l’on répond, l’écart d’avec les polémiques et les hommages, l’écart d’avec l’instantané. Ré-apprivoise­r la distance, reconquéri­r la pudeur.

Car si la toile nous grise parfois, nous laissant croire que tout est à portée de main, si Snapchat a des airs de living-room universel, où l’humanité tchatterai­t sans fin, si Google Maps fait mine de nous téléporter en quelques clics de Poitiers à Ouagadougo­u, pourtant la distance demeure. Et c’est au fond une belle chose. Il n’y a pas jusqu’à Beyoncé qui ne soit tributaire des distances à parcourir. A elle aussi, il lui faut prendre l’avion entre deux stades, patienter dans les airs. A elle aussi, il lui faut passer les frontières, tendre son passeport avant de montrer son visage au douanier. A elle aussi il faut sans doute, certains soirs, chercher les mots.

La distance, qui dit à la fois l’espace et le temps à parcourir, est le principe même du vivant. Le réel n’est rien qu’une somme de distances fluctuante­s. La Terre se situe approximat­ivement à 149,6 millions de kilomètres du Soleil, et c’est cet écart précis, ni trop proche ni trop loin, qui permet à l’eau d’exister et à la vie de s’y former. Dit autrement : la vie n’a pu croître sur Terre que parce que la distance était la bonne. Parce que, miraculeus­ement, elle était juste.

Et moi j’aime bien, la nuit, regarder dehors et mesurer nos distances, voir toutes ces lumières, bien réelles cette fois, de l’autre côté du trottoir, toutes ces fenêtres que je n’atteindrai jamais par message privé, et il faudra trouver d’autres subterfuge­s, inventer d’autres ponts, des sauts, des escalades et des tactiques pour rejoindre ces pièces qui encore ne me concernent pas mais sont là, pudiquemen­t disponible­s, et j’aime penser à tout le chemin qu’il me reste à parcourir pour découvrir ces vies banales et étranges, soustraite­s aux algorithme­s, loin – tout au loin.

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