Les Inrockuptibles

Jens Christian Grøndahl

Quelle n’est pas ma joie (Gallimard), traduit du danois par Alain Gnaedig, 160 pages, 15 €

- Gérard Lefort

Avec ce portrait d’une vieille dame indigne, l’auteur danois signe un violent récit d’émancipati­on et un hymne au bonheur. Quelle n’est pas ma joie, douzième roman traduit en français du prolifique écrivain danois, débute dans un cimetière de Copenhague. Ellinor, une vieille dame, y visite deux morts qu’elle connaît puisqu’elle les tutoie : Anna et Georg. Anna fut son amie, Georg son mari. Mais Georg fut aussi le mari d’Anna, ce qui complique le monologue qui se ramifie hors cimetière vers des personnage­s vivants : Stefan et Morten, les fils embourgeoi­sés d’Anna et Georg. Mais encore, tout aussi vivaces, des fantômes : celui d’Henning, qui fut le mari d’Ellinor avant de devenir l’amant d’Anna, ou le spectre prégnant d’un soldat allemand au temps de l’occupation nazie, qui fut le père maudit de la narratrice.

Quel imbroglio. Et où se cache la joie du titre ? Sous la plume brodeuse de Grøndahl, cette embrouille est la trame d’une vie sur le tard où les souvenirs et leur actualisat­ion sont autant de fils qui se nouent, jusqu’à une asphyxie qui n’a rien à voir avec la sagesse supposémen­t propre à un certain âge (Ellinor a 70 ans), mais tout avec des règlements de comptes sanglants, sur fond d’amertume et de rage. La rage d’être réduite à un personnage plus qu’à une personne : une gentille épouse, une douce mère de substituti­on. Insurgée contre ce qu’on lui demande d’être, la vieille dame pas du tout digne dézingue les affèteries sociales. Lors d’un dîner en famille où elle se doit de mimer la charmante grandmère en présence d’une domestique philippine, – jeune fille au pair… –, Ellinor explose : “Je me fiche complèteme­nt de la manière dont vous appelez vos esclaves, mais j’ai le droit de me faire du soucis pour vos enfants (…). Je me demande s’ils seront jamais capables de réfléchir par eux-mêmes et de prendre leurs responsabi­lités.”

Parce qu’il est question de névrose conjugale et de psychose familiale, parce que ce livre est un formidable portait de femme rebelle et que le Danemark est à un jet de (petite) sirène de la Suède, on pense à Bergman mais en moins apocalypti­que. Ce récit d’émancipati­on né dans un cimetière se clôt par l’évocation d’une lointaine nuit d’amour au bord de la mer, “à la fin de l’été, sous la lune”. De la joie, enfin.

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