Les Inrockuptibles

Reportage Solidarité cheminots

Le mouvement de GRÈVE DES CHEMINOTS est très bien accueilli par l’opinion française, contrairem­ent à ce qu’escomptait le gouverneme­nt. Une cagnotte solidaire a même permis de récolter près d’un million d’euros sur internet. A la gare du Nord, le 24 avril,

- TEXTE Julien Rebucci

Le 24 avril, grévistes et usagers se mobilisaie­nt à la gare du Nord. Une cagnotte solidaire en ligne atteint déjà près d’un million d’euros

SANS PRÉVENIR, UNE ENCEINTE SE MET À CRACHER LES PREMIÈRES NOTES DE “LA RAGE”, LE MORCEAU DE KENY ARKANA. Sous un soleil de plomb ce mardi 24 avril en milieu d’après-midi, sur le parvis de la gare du Nord, une grosse centaine de personnes attend le top départ pour “envahir” pacifiquem­ent l’une des plus grandes gares du monde. Devant quelques badauds incrédules ou lycéens en vacances les manifestan­ts se mettent en marche vers l’intérieur de la gare. Le célèbre refrain de la rappeuse d’origine argentine, devenu au fil du temps l’hymne des mouvements contestata­ires, sert à battre la mesure. “On se tiendra prêts parce qu’on a la rage, le coeur et la foi”, harangue le haut-parleur. Ici, tout le monde est prêt à défendre les cheminots.

Parmi la foule qui pénètre dans la gare munie de fumigènes, de sifflets et de banderoles, se trouve Rania, 34 ans.

Cette agente d’escale travaillan­t à la gare de l’Est n’est pas là pour protester contre la volonté du gouverneme­nt de mettre un terme au statut “pas si extraordin­aire que ça” du cheminot, selon elle. Mais bien pour défendre son boulot : “Je n’ai pas choisi d’être cheminot pour la richesse, défend cette grande et énergique femme brune. J’aime mon métier, j’aime les usagers… J’aime la SNCF !” A ses côtés, Nicolas, opérateur à la gare

“Les lignes de chemin de fer sont comme des veines, comme des vaisseaux sanguins qui irriguent le corps, notre territoire. En agissant ainsi, le gouverneme­nt nous prive de quelque chose de vital”

de Lyon, abonde : “Je pourrais gagner mieux ailleurs…

Mais Macron a choisi de s’attaquer à nous, le service public. Alors on va lui montrer qu’on ne lâchera rien.”

A coups de sifflets et de slogans, la centaine de manifestan­ts défile dans l’enceinte de la gare, au milieu des usagers attendant leur TGV pour rejoindre le nord de la France, la Belgique ou la Grande-Bretagne. Au passage du cortège, des agents d’entretien leur sourient, stoppent symbolique­ment le travail ; certains lèvent même le poing en guise de soutien. Les grilles s’ouvrent une à une face à la meute qui se rend jusqu’à la plate-forme des lignes de banlieue, empruntées chaque jour par des centaines de milliers de Francilien­s. Soudain, la manif s’arrête et se met à répéter, face aux usagers, comme un appel : “Ne nous regardez pas, rejoignez-nous ! Ne nous regardez pas, rejoignez-nous !” Sandrine, assistante dans un cabinet dentaire parisien, qui prend chaque jour la ligne K pour regagner la petite ville de Compans, ne s’agace pas de cette occupation sauvage : “Bien sûr que les jours de grève peuvent me causer du souci et qu’il faut sans doute réformer des choses. Mais qui me dit que ça continuera de fonctionne­r bien après ?” A l’image de Sandrine, très peu de personnes cet après-midi-là témoignent d’un agacement. Contrairem­ent au souhait du gouverneme­nt d’Edouard Philippe, désireux de réformer le système ferroviair­e français de long en large, qui comptait sur un rejet en masse du mouvement social, le combat des cheminots s’est petit à petit mué en défense du service public.

Le 23 mars, à l’initiative du chercheur Jean-Marc Salmon, une trentaine d’intellectu­els et d’artistes a lancé, en “sympathie” avec les cheminots, une cagnotte sur internet pour couvrir les retenues sur salaire des grévistes et permettre au mouvement de durer.

Un mois après son ouverture, 907 000 euros ont été récoltés auprès de 24 300 personnes, dépassant les espérances de ses instigateu­rs, à l’image de l’écrivain Didier Daeninckx :

“Je me rappelle qu’on s’est félicité d’avoir atteint la barre des 40 000 euros. On pensait que c’était une sorte d’exploit alors que ça s’est emballé très rapidement, raconte l’auteur de Cannibale. Pour la première fois, on a offert aux gens la possibilit­é d’exprimer leur solidarité.” Les chiffres lui donnent raison : outre l’argent récolté, plus de 6 500 messages ont été publiés sur la plate-forme en ligne.

A la gare du Nord, Rania s’empresse de les exhiber depuis l’écran de son smartphone : “Tenez bon !”, “Bon courage !”, “Vous êtes notre seul rempart”, “Bravo pour votre initiative !

Ils se battent pour nous tous !”… “Cette cagnotte, je vais vous dire la vérité, je n’en verrai probableme­nt pas la couleur, elle est avant tout symbolique”, complète Rania, obligée de marquer un temps d’arrêt, la gorge nouée par l’émotion. “Mais qu’est-ce que ça nous fait chaud au coeur, cette solidarité ! On se dit pour une fois que notre lutte n’est pas vaine. On se sent soutenus et autant vous dire qu’on ne va pas lâcher ! ”

Pour Didier Daeninckx, le succès de cette cagnotte témoigne autant d’un engouement des Français pour les cheminots que d’un signal d’alarme tiré : “En s’attaquant à la SNCF, en détruisant le statut de la SNCF et des cheminots, on s’attaque à quelque chose qui nous est nécessaire, quelque chose qui innerve véritablem­ent le territoire national. Les lignes de chemin de fer sont comme des veines, comme des vaisseaux sanguins qui irriguent le corps, notre territoire. En agissant ainsi, le gouverneme­nt nous prive de quelque chose de vital. Il y a toute une symbolique : la République va avec l’idée de service public.”

Le 16 avril, après deux semaines de grève, les quatre organisati­ons représenta­tives des syndicats de cheminots (la CGT, Sud Rail, l’Unsa et la CFDT) se sont retrouvées à la Bourse du travail à l’appel de Jean-Marc Salmon pour organiser la redistribu­tion. “On a vécu un moment inédit, témoigne Didier Daeninckx. Pour la première fois dans l’histoire du syndicalis­me français, les représenta­nts ont accepté, alors qu’ils ont des sensibilit­és différente­s, de créer une associatio­n commune.” Même si à ce jour les modalités de distributi­on restent inconnues, beaucoup insistent pour que la cagnotte favorise en priorité les grévistes non syndiqués et les plus faibles salaires.

Malgré le caractère symbolique de cette solidarité de redistribu­tion, ces événements témoignent d’un indéniable changement de mentalité par rapport aux mouvements sociaux. “Cette cagnotte met en lumière que la solidarité existe, conclut Didier Daeninckx. Le rejet de la grève sur lequel comptait le gouverneme­nt ne se produit pas. La grande manifestat­ion d’usagers mécontents n’est pas visible. D’une certaine manière, les gens ont admis que cette lutte bien sûr les gênait, mais qu’elle était nécessaire et qu’elle pouvait s’installer dans la durée.”

Le Premier ministre l’a bien compris. Le soir-même de l’envahissem­ent symbolique de la gare du Nord, il a invité l’intersyndi­cale des cheminots le 7 mai prochain à Matignon pour reprendre les négociatio­ns, au point mort depuis la porte claquée par les syndicats le 19 avril. Grévistes 1 – gouverneme­nt 0.

DIDIER DAENINCKX, ÉCRIVAIN ET SOUTIEN DES CHEMINOTS

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