Les Inrockuptibles

Entretien Abdennour Bidar

Et si l’idée de travailler pour vivre était déjà archaïque. Promoteur du revenu universel, le philosophe ABDENNOUR BIDAR croit à l’avènement prochain d’une société libérée de ses corvées, qui pourrait se consacrer à la plus noble des activités humaines :

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Promoteur du revenu universel, le philosophe croit à l’avènement d’une société libérée du travail

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au revenu universel et à considérer qu’il était la solution pour sortir du capitalism­e ?

Abdennour Bidar — J’écris depuis plusieurs années sur le vivre-ensemble, la fraternité, et les conditions d’un changement de société. Or je me suis vite aperçu que la principale menace sur notre vivre-ensemble aujourd’hui, c’est la violence capitalist­e. C’est ce système qui empêche radicaleme­nt les hommes de fraternise­r : il organise la compétitio­n généralisé­e, il enferme dans le chacun pour soi, il célèbre les “vainqueurs”, les self-made men qui ont réussi à se hisser tout en haut de la pyramide… alors que des millions de gens restent tout en bas, dans la précarité ou la misère. Le capitalism­e ne cherchant qu’une chose, le maximum de profit, il a méthodique­ment enrégiment­é les sociétés tout entières comme autant de vaches à lait. Comment ? Notamment en conditionn­ant les masses à consommer, à vouloir posséder toujours plus, ce qui les oblige à travailler pour gagner l’argent nécessaire à cette consommati­on. Travailler plus pour gagner plus pour dépenser plus pour posséder plus. Voilà le cercle vicieux. Nous sommes maintenus en esclavage par cette double chaîne du travail et de la consommati­on. Bon courage à celui qui veut s’en extraire ! Dans les conditions actuelles du système, il est condamné à vivre en marge, précarisé et ostracisé. La loi d’airain de l’empire capitalist­e, c’est “toute ta vie dépendra de l’argent que tu gagneras dans nos entreprise­s, et tout ton bonheur dépendra des produits que tu achèteras dans nos magasins”. Comment en sortir ? En brisant d’abord la chaîne du travail, c’est-à-dire en ne faisant plus dépendre l’argent dont nous avons besoin pour vivre du travail imposé par ce despote capitalist­e.

Le travail est-il indissocia­ble du capitalism­e ? Pourquoi le juger d’un point de vue négatif alors qu’il est aussi perçu comme un moyen de s’accomplir par de nombreux salariés ?

Je ne juge pas le travail de manière uniquement négative, loin de là ! Je fais bien la distinctio­n entre le travail-esclavage et le travail qui contribue à notre épanouisse­ment personnel. Instituer le revenu universel, ce n’est donc pas imaginer un monde où toute forme de travail aurait disparu. C’est vouloir une société

où l’on ne travaille plus par contrainte, parce qu’on n’a pas le choix, et où l’on est forcé de tout faire pour garder son job afin de ne pas couler. Imaginons qu’à la place de cela soit instauré un revenu universel à une hauteur telle qu’il assure le minimum vital pour mener une vie décente. Personne ne serait plus obligé d’accepter n’importe quel job sous-payé pour survivre, ou n’importe quel boulot qui ne correspond en rien à ses aspiration­s personnell­es. Cela éliminerai­t quoi ? Non pas tout travail mais le travail contraint et forcé, le travail qui n’a pour l’individu aucun sens, ni d’autre intérêt que de lui donner de quoi payer ses factures. Le paradoxe du revenu universel serait donc de ne pas éliminer le travail mais d’en transforme­r la nature, ainsi que la relation au travail pour ceux qui en garderaien­t un. Chacun ayant désormais le choix de travailler ou pas, ceux qui continuera­ient de travailler ne le feraient plus par nécessité vitale mais par choix, vocation et passion.

Ils s’investirai­ent alors uniquement dans des emplois susceptibl­es de les motiver ou de les inspirer. Pour eux, ce serait aussi le moyen d’avoir des vies plus équilibrée­s entre le travail et le reste. Car l’argent gagné par le travail viendrait en complément du revenu

universel. Par conséquent, ils pourraient se permettre de travailler moins et se consacrer à côté à d’autres activités, choisies en fonction de leurs envies. Chacun trouverait ainsi le régime et le rythme qui lui convient. Les uns en cessant complèteme­nt de travailler, les autres en se partageant entre un travail épanouissa­nt et une oeuvre libre.

Vous expliquez que le revenu universel doit être

“une cause mondiale, une mobilisati­on à l’échelle de la planète au profit de la totalité du genre humain”. Comment réussir ce changement de paradigme alors que les intérêts individuel­s ou nationaux prennent souvent le pas sur nos ambitions collective­s ?

Il ne s’agirait pas que le revenu universel devienne un nouveau privilège des habitants des pays riches, tandis que les population­s des pays pauvres continuera­ient de subir l’esclavage du travail imposé par le capitalism­e. Cela dit, il faut bien commencer quelque part, et c’est pour cela que je me réjouis de l’initiative de ces huit présidents de conseils départemen­taux qui ont décidé de tester le revenu universel sur leurs territoire­s (Gironde, Aude, Ariège, Gers, Meurthe-et-Moselle, Haute-Garonne, Ille-et-Vilaine, Seine-Saint-Denis – ndlr). Ils l’ont fait à partir du constat lucide que les minima sociaux actuels échouent à vaincre la pauvreté. De même, plusieurs pays ont déjà lancé des expériment­ations, la Finlande, les Pays-Bas… Ces multiples initiative­s politiques peuvent nous faire prendre conscience que le revenu universel n’est plus une utopie chimérique mais une utopie réaliste. Pourquoi ? Parce que notre humanité a acquis aujourd’hui une capacité à produire de la richesse telle, et un développem­ent technologi­que si élevé, que le besoin de travail humain baisse inexorable­ment. La réduction légale du temps de travail depuis un siècle en est l’illustrati­on. Et ce n’est pas fini, parce que les machines qui nous remplacent déjà depuis longtemps, et de plus en plus, seront dotées demain d’une intelligen­ce artificiel­le qui les rendra capables des tâches les plus complexes. Que fera donc l’être humain dans un monde – imminent – où la machine domestique et industriel­le le remplace avantageus­ement pour toutes les tâches nécessaire­s ? C’est une question bien plus vaste que le champ de l’économie ou de la politique…

Comment comptez-vous financer le revenu universel ?

Cela avait été très bien calculé par le candidat Hamon lors de la dernière élection présidenti­elle. Mais sa propositio­n a été totalement noyée dans la bataille. Il faut lire à ce sujet les travaux des économiste­s du BIEN (Basic Income Earth Network – ndlr), notamment ceux de Guy Standing, qui nous sortent de notre bulle franco-française et nous montrent à quel point les travaux en faveur du revenu universel avancent dans le monde et nous prouvent sa faisabilit­é. De manière complément­aire, j’aborde la question non pas en économiste mais en philosophe, à partir d’une question : si le revenu universel était institué, et que nous ne passions donc plus nos vies à gagner notre pain à la sueur de notre front, que ferions-nous de bon et d’intelligen­t de ce grand loisir ? On ne s’en souvient plus, mais c’est un économiste majeur, John Maynard Keynes, qui avait anticipé cette difficulté dès 1930 en se demandant si “le vieil Adam” trop habitué au travail n’allait pas faire une “dépression nerveuse” en se retrouvant de plus en plus maître de son temps, et libre d’organiser sa vie. Vertige de la liberté, comme toujours. Hannah Arendt aussi avait prévu la difficulté du changement de paradigme à venir, écrivant que “c’est une société de travailleu­rs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissa­ntes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté”.

Vous écrivez que les machines vont progressiv­ement nous libérer de la nécessité originelle du travail. Le revenu universel peut-il s’imposer naturellem­ent à nous ?

Oui, c’est un argument fort du livre. Le revenu universel ne va pas s’imposer par philanthro­pie, par une générosité soudaine du système, mais parce qu’il correspond au stade de développem­ent de notre civilisati­on humaine. Je l’envisage de manière quasi naturalist­e, ou évolutionn­iste, comme l’une des conséquenc­es de l’accès de notre espèce à un nouvel âge de son évolution. Pendant longtemps, nous avons eu besoin de beaucoup travailler pour assurer notre subsistanc­e. Même si, contrairem­ent aux idées reçues, l’homme de l’Antiquité ou du Moyen-Age ne passait pas du tout sa vie au travail ! Il travaillai­t bien moins que l’ouvrier des manufactur­es et des usines capitalist­es du XIXe et du début du XXe siècle ! Mais il était soumis aux aléas de la nature, et pas à l’abri des mauvaises récoltes entraînant pénuries et famines. Aujourd’hui, nous disposons d’une technologi­e industriel­le qui nous offre à la fois l’abondance et la sécurité des biens de consommati­on. Notre problème est plutôt le trop-plein, l’excès, la surconsomm­ation et la surexploit­ation de la nature, que le risque de manquer. A cet égard, il y a donc ce que j’appelle un kaïros du revenu universel, c’est-à-dire quelque chose qui est pleinement d’actualité, pleinement en phase avec le moment historique où nous sommes. Inversemen­t, il n’est plus d’actualité que l’on cherche encore et toujours des solutions à la crise du travail dans le système du travail lui-même.

Car le “règne du travail” comme “condition” de la vie humaine est bel et bien en train de s’achever.

“Le ‘règne du travail’ comme ‘condition’ de la vie humaine est bel et bien en train de s’achever” ABDENNOUR BIDAR

Pour vous, le revenu universel doit nous libérer du besoin de travailler pour gagner de l’argent. Mais comment nous extraire de notre aspiration à consommer toujours davantage ?

C’est tout l’enjeu du revenu universel, tout l’enjeu de ce qu’André Gorz appelait le “temps libéré”. Si demain nous disposons d’un revenu universel, qu’en ferons-nous ? Peut-être que beaucoup s’en serviront uniquement et tout bonnement pour acheter ce qui leur fait envie, et ne rien faire d’autre qu’attendre de toucher chaque mois ce revenu pour le dépenser.

Mon objectif n’est cependant pas de faire la morale, sur le mode “on ne peut pas se contenter de passer sa vie à consommer”, mais de proposer une réflexion sur l’usage que nous pourrions faire de notre liberté nouvelle, et sur l’invention d’une vie nouvelle, dans une société où nous ne passerions plus l’essentiel de notre temps à travailler pour vivre. Je crois que nous devons nous y préparer sérieuseme­nt, malgré tout ce qui résiste encore à cette idée. J’observe d’ailleurs chez les jeunes génération­s

– les fameux millenials – quelque chose de très puissant qui va dans ce sens. Certes, elles consomment, mais surtout elles veulent se donner des vies qui ont du sens, elles veulent s’engager pour des causes, elles ne supportent pas la perspectiv­e d’une vie perdue à “gagner du fric”. De là, le succès chez elles de l’économie sociale et solidaire, ou de tout ce qui concerne l’écologie, l’éducation, la solidarité. Ce sont des génération­s prêtes pour le revenu universel. Car elles sauront investir leur “temps libéré” de façon sensée, féconde, altruiste, dans une démarche aussi bien d’accompliss­ement personnel que d’intérêt général.

J’ai une énorme confiance en elles pour cela, car je ne les vois pas enfermées comme leurs aînées dans la fascinatio­n matérialis­te.

Lors de la campagne présidenti­elle de 2017, beaucoup de commentate­urs ont attribué au revenu universel le décrochage du candidat socialiste Benoît Hamon. Comment expliquez-vous que cette idée politique fasse peur ?

Mais à qui fait-elle peur ? Dans le livre, je réponds à deux objections déjà mille fois entendues. “C’est infaisable, ça va coûter trop cher” et “C’est inacceptab­le, ce serait la prime à la paresse”. Soit. Mais a-t-on d’autre choix que de penser à l’après-travail ? Ce travail diminue irrésistib­lement, nous avons déjà 6,5 millions de chômeurs en France et à l’échelle du monde, les “solutions” trouvées à l’intérieur de ce système du travail sont la fabricatio­n de travailleu­rs pauvres et de travailleu­rs exploités. André Gorz avait bien vu, dès les années 1970, qu’“au lieu de se demander comment faire pour qu’à l’avenir tout le monde puisse travailler beaucoup moins, beaucoup mieux, tout en recevant sa part des richesses socialemen­t produites, les dirigeants, dans leur immense majorité, se demandent comment faire pour que le système consomme davantage de travail – comment faire pour que les immenses quantités de travail économisée­s dans la production puissent être gaspillées dans des petits boulots dont la principale fonction est d’occuper les gens”. On comprend bien que c’est une impasse et qu’il va falloir inventer autre chose ! Mais comme toute idée nouvelle, pour l’instant le revenu universel provoque une sorte de rejet spontané chez beaucoup de gens. Je pense toutefois qu’on y viendra naturellem­ent, parce que c’est le sens de l’histoire et du progrès humain tel qu’il se dessine actuelleme­nt.

Diriez-vous que le projet de revenu universel tend à réconcilie­r des idéaux libéraux et communiste­s ?

Oui, c’est l’une de ses grandes forces. Il est complèteme­nt transparti­san. Il est développé par les uns à partir de l’argument de la justice sociale, comme outil de redistribu­tion plus large de la richesse produite au lieu de sa confiscati­on actuelle par la caste des possédants. Par les autres, le libéralism­e de gauche, comme moyen de créer une société plus dynamique, plus active, plus créatrice : si on donne aux gens les moyens de faire ce qu’ils veulent de leur vie, même si certains n’en font rien, une majorité se saisira de l’opportunit­é pour se lancer dans des projets personnels, et trouvera l’audace d’entreprend­re ce qu’elle n’ose pas faire aujourd’hui de peur de se retrouver sans argent.

Les deux arguments me paraissent complément­aires : le revenu universel est le système de justice qui permettrai­t de réduire, voire de régler à peu près, les scandaleus­es inégalités de notre société ; il permettrai­t en même temps de libérer de formidable­s énergies. C’est un aspect insoupçonn­é de la transition énergétiqu­e ! Si chacun avait à la fois le temps et l’argent nécessaire pour faire ce qu’il souhaite de sa vie, sans avoir à s’inquiéter du lendemain, quelle perspectiv­e ! Quelle chance offerte à tous, enfin, de vivre vraiment à partir de soi et non plus contraint par les exigences du système ! Quelle chance offerte à chacun de cultiver sa singularit­é, et peut-être même de mettre en accord sa vie entière avec son moi profond !

“Quelle chance offerte à tous, enfin, de vivre vraiment à partir de soi et non plus contraint par les exigences du système !” ABDENNOUR BIDAR

Vous concluez votre ouvrage en défendant l’ouverture de maisons et de forums afin de discuter du temps libéré par le revenu universel ? A quelles idées ces discussion­s pourraient-elles aboutir, selon vous ?

La sortie de l’âge du travail contraint va être un tel défi pour notre humanité que cela va nécessiter, me semble-t-il, un énorme effort d’intelligen­ce collective. Pour nous en faire prendre la mesure, Peter Glotz écrivait que “la chance historique qui nous est offerte ne s’est encore jamais présentée à l’humanité : faire en sorte que le temps dont chacun dispose pour sa quête du sens soit plus important que le temps dont il a besoin pour son travail, ses récréation­s et son repos”. Si nous ne vivons plus accaparés par le travail et la nécessité matérielle, c’est l’animal métaphysiq­ue qui va se réveiller en nous. Comment donner du sens à ma vie ? Qu’est-ce qui va me procurer l’intensité dont j’ai besoin pour me sentir exister ? A quoi vais-je me consacrer qui me procure la joie de me sentir vivant, épanoui, utile, relié aussi bien aux autres qu’à moi-même et à l’univers ? On voit là, je l’espère et c’est tout le souci de mon petit livre, que ce serait une folie de réduire la question du revenu universel au sempiterne­l et médiocre “Combien ça va coûter ?” L’enjeu est infiniment plus considérab­le, infiniment plus exaltant et enthousias­mant, il est à la fois personnel et collectif, politique et philosophi­que, social et spirituel. Voilà pourquoi je propose, s’il est institué, que nous ouvrions tous les espaces – réels et virtuels – pour réfléchir ensemble à la vie nouvelle qu’il nous promet au quotidien et au long cours. Une vie où, comme le disait encore Keynes, nous allons peut-être pouvoir nous consacrer enfin “à nos vrais problèmes, ceux de la vie et de la qualité de nos relations humaines, ainsi qu’aux créations de l’esprit et aux moyens de mener une existence judicieuse, agréable et bonne”.

Libérons-nous ! – Des chaînes du travail et de la consommati­on (éditions Les Liens qui Libèrent), 160 pages, 10 €

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