Les Inrockuptibles

NOTES SUR D’AUTRES FILMS

Du choc Sauvage à la déception Farhadi ou à la confirmati­on Kore-eda, les premières sensations de cette 71e édition du Festival.

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Sauvage de Camille Vidal-Naquet

Le portrait sensible et âpre d’un jeune prostitué.

Le premier long métrage de Camille Vidal-Naquet raconte l’errance d’un jeune homme qui vend son corps et cherche l’amour. En 1991 sortait

My Own Private Idaho de Gus Van Sant. Dans le film, River Phoenix se livrait aux quatre vents de l’amour, de la prostituti­on, de la drogue et de la marginalit­é, bien aidé par sanarcolep­sie impromptue. Vingt-sept ans plus tard, Camille Vidal-Naquet reprend les traits de ce personnage iconique – délesté de sa maladie du sommeil – pour l’inscrire dans les squats et les bois strasbourg­eois. Léo a 22 ans. Il vend sa beauté d’ange déchu au plus offrant. Les hommes s’enchaînent mais l’errance affective du jeune homme demeure, d’autant que le seul a qui il a décidé de s’accrocher le repousse. Contrairem­ent à ses collègues prostitués, il accepte d’embrasser ses clients. Son “Oui, j’embrasse” y répond au “I love you and you don’t pay me” du personnage interprété par River Phoenix. Comme lui, il est plus en quête d’amour que d’argent ou de plaisir. Le “sauvage” du titre renvoie donc à une spontanéit­é émotionnel­le désarmante plus qu’à un manque d’hospitalit­é. Hospitalie­r, le film l’est, malgré la trajectoir­e sombre de son personnage. Porté par l’excellent Félix Maritaud – acteur découvert dans 120 battements par minute (lire p. 30) –, ce premier long métrage brille au contraire par son extrême douceur, et ce jusque dans ses scènes de porno soft. Appliquant la maxime “live fast, love hard and die young”, il est le portrait d’un jeune homme qui a décidé de se shooter à la vie et à l’amour, en abandonnan­t tout cran de sûreté. Loin d’être frénétique, le film est habité par une vraie sérénité, qui double et transcende la détresse réelle de son personnage. Cette belle perdition s’accompagne d’une frappante capacité à représente­r la pluralité du désir et ses contrariét­és. Entre réalisme et poésie romantique, Sauvage se tient en permanence au bord du gouffre, entre désespoir et béatitude. Bruno Deruisseau

Semaine de la critique. En salle le 22 août

Wildlife – Une saison ardente de Paul Dano

La chronique brûlante d’une famille américaine qui explose.

Le film du comédien Paul Dano est adapté d’un roman de Richard Ford. On est en 1960, avec les Brinson, incarnatio­n potentiell­e de la famille américaine idéale, de classe populaire mais aspirant à s’élever. Le père, Jerry, bosse dans le club de golf local ; la mère, Jeannette, tient le foyer et Joe, 14 ans, est un garçon ouvert et sérieux qui travaille bien au collège. Le mouvement du film consistera à déchirer ce poster de l’americana simple et tranquille, trop heureux pour être honnête. Jerry se retrouve au chômage, Jeannette bovaryse

(ou préfigure les desperate housewives) sous le regard interloqué de Joe, qui apprend la vie en souffrant. Dans la région, les incendies font rage, métaphore qui hante tout le film : il y a le feu chez Jerry, qui veut en finir avec les petits jobs humiliants ; chez Jeannette, qui suffoque dans son rôle de mère au foyer, et chez Joe, qui voit son cocon rassurant se déliter sous ses yeux. Dano ne se départ pas d’un certain néoclassic­isme doublement fordien (Richard et John) qui flirte parfois avec le chromo rétro. Il n’empêche que cette sagesse formelle est considérab­lement rehaussée par une grande finesse d’écriture. Avec beaucoup de minutie et de calme, Dano nous dit qu’il faut parfois exploser la famille supposée modèle pour grandir et avancer dans la vie. Et ça, ce n’est pas si classique. Serge Kaganski

Semaine de la critique.

En salle le 19 décembre

Everybody Knows d’Asghar Farhadi

Le nouveau film de Farhadi se passant dans le vignoble ibérique, filons la métaphore : son cinéma est comme le bon vin, il voyage mal.

L’une des forces de Farhadi, ce sont les scénarios twistés, riches en surprises, retourneme­nts et virages en épingle à cheveux. Rien de tel ici : un interminab­le prologue en forme de dépliant touristiqu­e pour l’Espagne rurale (Penélope revient d’Argentine dans son village de la Rioja pour assister aux noces de sa soeur) laisse place à la disparitio­n d’une jeune fille lors de la fête de mariage (allo, Nordahl Lelandais ?), événement qui va faire tomber les masques de la famille et de la population villageois­e. Le coup du choc qui révèle les vrais caractères et arase le vernis social est un procédé narratif assez usé et génère ici peu de suspense, si ce n’est un enchaîneme­nt peu séduisant de vieilles rancoeurs, de frustratio­ns recuites et de règlements de comptes. Cruz et Bardem en font des tonnes, particuliè­rement Penélope, qui a recours aux pires clichés de jeu pour figurer la mère éplorée par la disparitio­n de sa fille : crises de larmes, tête dans les mains, secousses et tremblemen­ts là où on attendrait un jeu plus distancié et moderne. Du côté de la mise en scène et de l’image, Farhadi semble être parti de tous les clichés associés à l’Espagne (le soleil, le vin, les vieilles pierres, les tempéramen­ts muy calientes, la fiesta…) sans parvenir à les dépasser, comme le fait si souvent un Almodóvar. Le théâtre farhadien tourne cette fois à vide. S. K.

Sélection officielle, en compétitio­n.

En salle

Thunder Road de Jim Cummings

Acteur, réalisateu­r et bien plus encore, Jim Cummings fascine en histrion imprévisib­le.

Thunder Road s’ouvre sur un hallucinan­t plan-séquence de dix minutes, très lent travelling avant qui cadre, de plus en plus serré, un flic en uniforme prononçant, dans une église, l’éloge funèbre de sa mère. Il est interprété par Jim Cummings, qui est aussi crédité comme réalisateu­r, producteur, scénariste et

compositeu­r : un véritable hommeorche­stre qui peut rappeler, à certains égards, le tragi-comique (et solitaire) Vincent Gallo. Ce plan était à l’origine un court métrage, lauréat du grand prix au festival Sundance en 2016, et il fut refait à l’occasion de cette adaptation en long métrage. Cummings y est, comme d’ailleurs dans la quasi-totalité des plans suivants, sur le fil, passant d’une émotion à l’autre en un claquement de doigts, semblant s’effondrer sur lui-même de gêne et rebondissa­nt l’instant d’après.

On ne sait avec certitude s’il joue faux ou non, mais c’est précisémen­t cette indécidabi­lité qui fascine : le deuil, le rude divorce et la crise existentie­lle que traverse le personnage le ravagent de l’intérieur, et font de lui cet histrion imprévisib­le. Sa performanc­e, qu’on peut qualifier sans peine de burlesque, est phénoménal­e, et son jeu bizarre vaut mille fois plus que la sacro-sainte justesse psychologi­que des acteurs profession­nels. Il faut le voir hurler, pleurer, rire, danser – et mettre en scène avec une précision redoutable – pour comprendre qu’on tient là une des personnali­tés les plus originales récemment apparues dans le cinéma indépendan­t américain.

Jacky Goldberg

ACID. Date de sortie inconnue

Trois visages de Jafar Panahi

Un regard raffiné sur l’Iran et son peuple, qui cible le patriarcat. Jafar Panahi et la célèbre comédienne iranienne Behnaz Jafari reçoivent par téléphone la vidéo d’une jeune postulante actrice d’un village reculé qui se pend en direct parce que sa famille refuse qu’elle se lance dans ce métier. Vraie vidéo ou manipulati­on ? Et Panahi et Jafari sont-ils eux-mêmes ou jouent-ils un rôle ? Partant enquêter dans le village de la jeune fille, ils découvrent rapidement que la vidéo est un mensonge (pas de suicide) fondé sur du vrai (la fille est bien une apprentie comédienne empêchée). C’est surtout un prétexte à dépeindre l’Iran profond, ses traditions, sa méfiance vis-à-vis des urbains, sa bigoterie, mais aussi son sens de l’hospitalit­é, sa gentilless­e et l’ouverture d’esprit de certains des villageois.

Ni méprisant ni démagogiqu­e, le regard de Panahi sur ces population­s locales est complexe, raffiné, profond. En filigrane transparaî­t aussi une vision amère de la place des artistes dans ce pays dirigé par les mollahs et baigné de culture islamique peu ouverte à la liberté : on sait que Panahi est assigné à résidence (dans le film, il cache à sa mère qu’il tourne), la jeune actrice est prisonnièr­e de la culture patriarcal­e de son village, alors qu’en lisière du bled survit dans la précarité une ancienne star du cinéma perse pré-révolution

(les trois visages du titre sont ceux des trois actrices qui incarnent trois génération­s).

Derrière la rigidité religieuse, le patriarcat est la vraie cible du cinéaste, comme le synthétise le récit des génisses et du taureau reproducte­ur conté par un éleveur local. Ironiqueme­nt, cette domination masculine transparaî­t aussi dans la relation pourtant très amicale et chaleureus­e entre Panahi et Jafari, lui la tutoyant alors qu’elle le vouvoie et l’appelle “monsieur”. Ce détail est-il volontaire ou non ? Toujours est-il qu’il indique que la prédominan­ce masculine n’est pas l’apanage des “ploucs” mais subsiste aussi chez les Iraniens les plus urbains, cultivés et ouverts au monde.

Il n’en demeure pas moins que Panahi lutte contre les conservati­smes de son pays avec une patience, une placidité, une attention aux autres, une intelligen­ce et une malice dignes d’éloges. A l’instar du cinéma de Kiarostami (dont il fut l’assistant et n’a jamais paru aussi formelleme­nt proche), les films de Panahi sont des armes de combat hyper subtiles contre la bêtise épaisse dont il est toujours victime. Serge Kaganski Sélection officielle, en compétitio­n.

En salle le 6 juin Une affaire de famille de Hirokazu Kore-eda Un film au vitriol dans un écrin de douceur et d’empathie.

Habitué de Cannes et des écrans français, Hirokazu Kore-eda a fini par faire de nous des habitués de ses films, avec le sentiment de routine ou d’usure que cela peut engendrer, comme pour tous les cinéastes qui tournent très régulièrem­ent.

Une affaire de famille vient magnifique­ment contrer ce risque : ce n’est pas simplement

“un Kore-eda de plus”, c’est une merveille d’incorrecti­on placide. Le cinéaste japonais revient sur son thème fétiche de la famille en nous présentant un phalanstèr­e pas piqué des hannetons : le père chaparde à l’étalage et enseigne cet art à son fils d’une douzaine d’années, la mère bosse à l’usine et exhale des bouffées de désir sexuel, la grand-mère est retorse, la soeur aînée gagne sa vie dans un peep-show et cette famille almodóvari­enne vivant dans un bouge encombré recueille un jour une petite voisine de 4 ans, battue par ses parents, et l’adopte illico malgré la précarité financière et le manque d’espace. Cette famille est hors norme mais regardée avec empathie comme une famille normale, et heureuse. Et puis, les vérités de cette famille étonnante se dévoilent dans une seconde partie qui explose toutes les conception­s familialis­tes recuites et rancies de la Manif pour tous. Comme à l’accoutumée, le style de Kore-eda est aussi délicat, épuré, minutieux. Une affaire de famille, c’est du vitriol sociopolit­ique dans un étui de satin ultra élégant.

S. K.

Sélection officielle, en compétitio­n. Date de sortie inconnue

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Félix Maritaud dans Sauvage
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