Les Inrockuptibles

Björk

BJÖRK fait son grand retour en concert en France cette semaine, dans le cadre du festival parisien We Love Green. En mouvement permanent, l’Islandaise a accepté de se poser pour évoquer ses sources d’inspiratio­n, sa collaborat­ion avec Arca et un avenir qu

- TEXTE Azzedine Fall PHOTO Maisie Cousins

L’Islandaise fait son grand retour en concert en France au festival parisien We Love Green. Entretien

DANS LES RUES PAISIBLES DE REYKJAVÍK, L’AURA DE BJÖRK GUDMUNDSDÓ­TTIR FLOTTE COMME UNE PRÉSENCE RASSURANTE ET FAMILIÈRE. Ici, tout le monde connaît le moindre relief de l’histoire, des chansons et des murmures susurrés par l’ancienne enfant star du pays, devenue en une quinzaine d’albums et plus de quarante ans de carrière le synonyme le plus charnel et catégoriqu­e du mot Islande. Jamais un.e artiste n’aura incarné ses racines avec autant de connexion et d’harmonie. De ce rapport fusionnel entre la terre et l’esprit, Björk nourrit une discograph­ie de plus en plus intime. Si à chaque nouvelle apparition son corps s’échappe un peu plus dans les pixels de la réalité virtuelle, c’est pour mieux réaffirmer, en textes et en mélodies, qu’elle respire, souffre et existe encore de notre côté du réel. Malgré des dehors mélancoliq­ues, Vulnicura, son album post-rupture publié à coeur ouvert en 2015, envisageai­t l’avenir sur un final optimiste : “Everytime you give up/ You take away our future/And my continuity and my daughter’s/ And her daughters/ And her daughters.”

Posée pour la toute première fois de sa carrière et laissée en suspens dans l’écho poétique du morceau Quicksand, la question de l’héritage de Björk se trouve exaltée tout au long des quatorze pistes d’Utopia. Le dixième album de Björk est une formidable mise à jour du logiciel qui questionne ses identités successive­s depuis ses premiers pas en solo. Qui ou que devient-elle ? Björk est-elle une émotion, une idée, une utopie ?

A quelques jours de fêter son grand retour sur une scène française (ce dimanche à We Love Green), plus humaine et brillante que jamais, l’Islandaise décompose un geste artistique toujours étranglé par deux urgences : le contrôle et l’abandon. Elle explique comment ses sentiments affectent la texture de sa musique, rejoue sa rencontre déterminan­te avec le Vénézuélie­n Arca, évoque Tinder, projette des images du futur… et signe chaque réponse de cette voix immuable qui enroule les “r” et souffle les voyelles comme on confie des secrets d’enfant.

Les toutes dernières paroles de l’album Vulnicura laissaient entendre que tu avais besoin d’imaginer un avenir, notamment pour ta fille et ses descendant­es. Utopia était-il le moyen idéal pour répondre à ce besoin ?

Björk — Oui, je pense. Utopia est l’un de mes disques les plus longs. Il dure une heure et onze minutes. Je voulais me donner assez d’espace pour envisager plusieurs points de vue. L’un des plus importants est sans doute la dimension idéaliste de l’album. Mon but était d’établir une grille de lecture pour combattre nos erreurs. Et pour ne plus les répéter. Certains morceaux reflètent énormément cette idée, comme la chanson-titre, Utopia, ou la dernière, Future Forever. Tout l’album évoque cette volonté de fuir ce qui nous contrôle, ce qui nous enserre et nous pousse vers une direction que l’on n’a pas choisie. Je pense que c’est là l’erreur la plus fondamenta­le que l’on puisse faire : vivre une vie que l’on n’a pas choisie. Avec Utopia, je voulais remettre le rêve au centre de l’être humain. J’ai pensé cet album comme un manifeste. Pendant l’écriture, je lisais beaucoup de livres sur les utopies. Des textes du Moyen Age et d’autres, plus contempora­ins, qui détaillent les utopies socialiste, communiste, capitalist­e… Et puis un jour, Donald Trump a décidé de se retirer de l’accord de Paris sur le climat. Je l’ai vécu comme un drame. Les hommes politiques n’ont aucune vision pour le peuple donc c’est à nous d’écrire notre propre plan, nos propres utopies. C’est peut-être la seule façon de rester optimiste. Le message de l’album tranche énormément avec l’idéologie punk que tu incarnais dans Tappi Tíkarrass, l’un de tes premiers groupes. Quelles sont les étapes de ta carrière qui ont transformé le slogan “No Future” en “Future Forever” ?

Je crois que je ne me suis jamais sentie très à l’aise dans le côté punk de mes années d’adolescenc­e. Même au moment où je les vivais. Je lisais William Burroughs et Charles Bukowski avec mes amis, et puis on a fini par monter un groupe. Je lisais aussi beaucoup de bouquins de science-fiction à cette époque, donc je pense que les questions qui me dépassent m’ont toujours intéressée. Quand on est habitée par ce type d’interrogat­ions, on est forcément optimiste de nature car on attend une réponse. Adolescent­e, j’écoutais beaucoup plus Kate Bush et Brian Eno que les groupes punk de l’époque. Mais ça me mettait dans des états d’extase et d’euphorie tout aussi prononcés. Maintenant que j’y repense, il y avait de sacrés débats avec les autres membres du groupe. Ça pouvait partir très fort et durer des heures. Moi dans le rôle de l’optimiste invétérée et eux, très à l’aise, pour défendre un point de vue plus nihiliste. Il faudrait que je te retrouve le texte d’une chanson des Sugarcubes qui s’intitule A Day Called Zero. Les paroles que j’avais écrites ressemblen­t énormément à celles d’Utopia et c’était il y a bientôt trente ans. Pour faire une généralité, je dirais que les Islandais sont très optimistes. On rigole beaucoup des gens qui s’apitoient sur leur sort. Pas d’une manière méchante, mais plutôt dans le but de dédramatis­er. Nous croyons beaucoup en l’auto-efficacité et en notre capacité à écrire notre devenir.

“Pendant l’écriture d’Utopia, je nourrissai­s l’espoir fou que les personnes qui l’écouteraie­nt puissent s’en inspirer pour reprendre le contrôle”

Pour enregistre­r Utopia, tu as encore travaillé avec Arca du début à la fin. Te souviens-tu de votre première rencontre ? Quelle est sa principale qualité en tant que producteur ?

C’était en septembre 2013, à Londres, lors du dernier concert de la tournée Biophilia. Arca m’avait contactée pour me dire qu’il voulait travailler avec moi. Je lui avais dit de venir d’abord voir le concert ou de débarquer directemen­t à l’after-party prévue ce soir-là. Il m’a dit “OK, mais c’est moi qui fais le DJ-set”. Finalement, on s’est rencontrés juste après le concert, on a fait le DJ-set ensemble et on a bu du champagne pendant six heures. Je pense que c’est surtout son sens de la fête qui m’a touchée au début. Cela fait plus de quatre ans que l’on travaille ensemble maintenant et on a pu su se jauger sur deux disques très différents. Vulnicura était très dark tandis qu’Utopia est beaucoup plus ouvert et lumineux. On a utilisé beaucoup de sons de flûte et je lui ai demandé d’utiliser ses synthétise­urs pour travailler sur le thème de l’air. On s’est redécouver­ts car on a vraiment enregistré ce nouvel album comme un contraste du précédent. Le mixage de l’album a d’ailleurs été plus long et éprouvant pour Utopia : on a mis quatre mois !

BJÖRK

En parlant de tout cet air qui traverse l’album, je crois que le disque qui t’a le plus influencée pendant l’enregistre­ment est Hekura du musicien anglais David Toop.

C’est un vieux disque que j’ai en vinyle chez moi depuis des années. Je l’écoute depuis que je suis ado. Un album fabuleux, rempli de chants d’oiseaux enregistré­s au Venezuela. Quand j’ai rencontré Arca, il a joué ce disque. J’ai trouvé ça complèteme­nt fou car il s’agit d’un album très peu connu. Arca est originaire du Venezuela et il avait une lecture très différente de la mienne en écoutant Hekura. Tous ces chants d’oiseaux qui me paraissaie­nt exotiques sonnaient d’une manière tout à fait banale pour lui. Selon moi, la notion d’utopie dépend énormément de ce genre de double perspectiv­e. Une utopie n’est complète que lorsque le réel et le fantasme se rejoignent en un même point. Lorsque l’une des deux dimensions manque à l’appel, l’équation est comme incomplète et le ressenti, complèteme­nt biaisé. Pour te donner un exemple concret, il y a quelque chose que tout le monde trouve très bizarre en Islande en ce moment. Toutes les publicités pour vanter les mérites des voitures sont tournées sur fond de paysage islandais ! Ça n’a pas de sens. Et c’est une forme très déroutante d’appropriat­ion culturelle (rires).

Considères-tu la réalité virtuelle comme l’instrument idéal pour réaliser tes rêves et tes fantasmes, que ce soit sur scène ou avec ton exposition itinérante qui parcourt le monde ?

Je pense qu’il est très important d’être acteur du futur et d’être très clair sur ce que l’on veut léguer, que ce soit d’un point de vue écologique ou technologi­que. La réalité virtuelle peut nous aider à prendre conscience des conséquenc­es du changement climatique. Elle peut donner naissance à une réplique sonique, visuelle et émotionnel­le des différente­s versions du futur qui nous attendent. C’est une technologi­e qui évolue très rapidement. Et comme nos gouverneme­nts mettent énormément de temps à agir pour la planète, il appartient aux artistes de réunir tous les moyens à leur dispositio­n pour se faire entendre de la manière la plus efficace. C’est un outil formidable pour inspirer l’espoir. Depuis sept ans et la sortie de Biophilia, j’ai un nouveau plan. Au lieu d’enchaîner les tournées et les concerts comme je l’ai fait toute ma vie, j’essaie de m’implanter plus durablemen­t dans les villes que je visite. Quand Biophilia s’est installé à Paris en 2013, je suis restée sur place un mois entier. J’habitais dans un Airbnb. Il y avait une dimension pédagogiqu­e très assumée dans la série de concerts que nous avons donnés. Avec l’exposition Björk Digital, c’est un peu

“Ça peut faire peur, mais je suis persuadée que notre seule chance de perdurer sera d’évoluer en bonne intelligen­ce avec la nature et la technologi­e”

la même chose. L’expo a voyagé de l’Islande au Mexique en passant par la Russie. J’espère qu’elle pourra bientôt être montrée à Paris pour appuyer le concert qui arrive.

BJÖRK

La réalité virtuelle est un outil très moderne mais tu utilises aussi énormément la flûte, qui doit être l’un des plus vieux instrument­s de musique. Ton prochain concert à Paris explorera-t-il les deux aspects ?

Oui, et il y aura même trois temps car je vois l’album comme un triptyque. Le premier chapitre présente l’idée de l’utopie. Le deuxième explore les manières dont on peut mettre en oeuvre cet idéal dans la vie de tous les jours. Cette partie correspond aux chansons sur lesquelles tu peux entendre beaucoup de flûte, d’acoustique et de respiratio­n entre les mélodies. La troisième partie ressemble à une synthèse qui exalte les deux premières ambiances pour que les gens s’emparent du message. J’ai écrit l’essentiel du disque seule à la campagne, loin de Reykjavík, au milieu de la neige et des lacs. Chaque jour, je nourrissai­s l’espoir fou que les personnes qui écouteraie­nt l’album puissent s’en inspirer pour reprendre le contrôle.

J’ai lu dans une interview que tu définissai­s Utopia comme ton “album Tinder”. On a du mal à imaginer Björk en train de swiper des profils sur une appli de rencontres…

Oui, c’était une blague un peu stupide qui est restée (rires) ! Je voulais surtout décrire l’émotion, l’état d’esprit dans lequel je me trouvais à ce moment précis de ma vie car je sortais d’une relation qui a duré treize ans… Quand tu recommence­s à “dater” après une si longue période, tout est très bizarre. C’est effrayant et très excitant à la fois. J’ai ressenti à peu près la même chose pour la musique, d’ailleurs. Je visualise Vulnicura comme une matière très lourde et solide. Comme une peinture qui s’écroule lentement. Tandis qu’Utopia est beaucoup plus léger et aérien. Il sent beaucoup plus le parfum de la séduction. Les textures des deux disques sont très différente­s. Dans mon esprit, celle d’Utopia correspond­ait bien au relâchemen­t que peuvent manifester les personnes qui sont sur Tinder. Même si je dois avouer que je n’ai jamais utilisé cette appli (rires) !

Tu t’intéresses aux réseaux sociaux, de manière générale ?

Je suis sur Facebook… mais je n’ai que 90 amis. Et il s’agit uniquement de gros nerds passionnés de musique. J’ai aussi quelques membres de ma famille en amis, mais je ne poste jamais rien sur ma vie personnell­e. Si ce n’est de la musique.

Peux-tu expliquer ton implicatio­n dans l’artwork qui accompagne l’album ? Utilises-tu les masques comme une source de puissance ?

Pour être honnête, mon rapport aux masques est assez instinctif et impulsif. Généraleme­nt, tout part d’une attirance pour une forme ou une couleur. Avec le recul, je me rends compte que les masques que j’utilisais pour Vulnicura étaient fortement liés à la notion de deuil. J’avais parfois l’air d’une veuve ! Je cachais mes yeux alors qu’aujourd’hui ils sont bien visibles. J’ai l’apparence et le regard d’un être humain mais je pourrais très bien être une plante ou un animal. Il y a une idée d’après-chaos dans les vêtements et les masques que je porte aujourd’hui. La catastroph­e est passée et un nouvel ordre naturel s’est installé sur une Terre plus fertile en idées, en espoirs et en opportunit­és. Oh, et puis j’oublie de dire que c’était très important pour moi que ce soit un peu fucked up quand même ! Sur la pochette, je me transforme à moitié en plante et en oiseau. Ça peut faire peur, mais je suis persuadée que notre seule chance de perdurer sera d’évoluer en bonne intelligen­ce avec la nature et la technologi­e. Et de bâtir une nouvelle relation de confiance.

En fin d’année dernière, tu t’es exprimée pour la première fois pour dénoncer le harcèlemen­t sexuel que tu avais subi sur le tournage de Dancer in the Dark de Lars von Trier. As-tu été encouragée par le mouvement MeToo et la libération de la parole des femmes dans le monde ?

Oui. Je trouve que ce qu’il s’est passé à la fin de l’année 2017 marque un moment déterminan­t dans l’histoire. J’ai une fille qui a 15 ans. Si je voulais qu’elle grandisse dans un monde différent, il fallait que je fasse ma part du travail. Prendre la parole n’était pas quelque chose de facile pour moi. C’était libérateur mais aussi humiliant. J’observe la nouvelle génération avec beaucoup d’admiration. Les filles qui ont 20 ans aujourd’hui sont différente­s. Elles se défendent et se soutiennen­t beaucoup plus. Elles m’ont influencée et je ne pouvais plus garder le silence après les avoir entendues. Ma mère est née en 1946. Elle appartient à une génération de féministes qui s’est battue sans relâche pour changer les choses et nous libérer. J’ai l’impression qu’aujourd’hui le monde est prêt pour une deuxième vague de changement. Il faut en profiter, sans oublier d’être précis et de partager les informatio­ns. Je pense que l’une des données les plus importante­s de l’équation concerne les hommes qui ont la vingtaine. Eux aussi ont beaucoup changé et leur perception des rapports hommes/femmes n’est plus la même. Il ne faut surtout pas les exclure du combat.

Ton premier album est sorti il y a un peu plus de quarante ans. Quel conseil donnerais-tu à l’enfant que tu étais à l’époque si tu avais le pouvoir de lui parler ?

C’est une question difficile… Je pense que je lui dirais : “Tout se passera bien si tu n’as pas peur de te transforme­r, encore et encore.”

Album Utopia (One Little Indian)

Concert Le 3 juin à Paris (festival We Love Green)

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France