Les Inrockuptibles

Rencontre Keir Dullea

KEIR DULLEA , 82 ans, fut le docteur Bowman dans 2001: l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Un demi-siècle plus tard, à l’occasion de la ressortie du film en copie neuve 70 mm, il raconte une expérience de tournage extraordin­aire.

- TEXTE Serge Kaganski PHOTO Renaud Monfourny

Il était le docteur Bowman dans 2001: l’Odyssée de l’espace de Kubrick (1968). Le film ressort et il raconte son expérience de tournage extraordin­aire

L’EFFET EST SAISISSANT. QUAND ON VOIT ARRIVER L’ACTEUR KEIR DULLEA, 82 ANS, on reconnaît immédiatem­ent l’astronaute Dave Bowman tel qu’il apparaît à la fin de 2001: l’Odyssée de l’espace.

Quand il joua ce rôle en 1968, Dullea avait 31 ans, mais au terme de son voyage intersidér­al dans l’espace et le temps, Bowman passe par tous les âges et notamment la vieillesse. Les maquilleur­s de 2001… ont remarquabl­ement travaillé, anticipant avec exactitude le Bowman/ Dullea octogénair­e qui converse avec nous, à l’arrière d’un yacht amarré à Cannes, où l’acteur, élégantiss­ime dans ses vêtements de gentleman-capitaine, est venu à l’occasion de la présentati­on et de la ressortie du chef-d’oeuvre de Stanley Kubrick en copie 70 mm.

C’est bien avant 2001 (le film et l’année) que l’acteur est né, en 1936, dans une famille bourgeoise lettrée – ses parents tenaient une librairie de Greenwich Village, New York. Il a ainsi grandi dans un environnem­ent très favorable aux arts, et c’est assez naturellem­ent qu’il s’est dirigé vers le métier de comédien. Il fréquente diverses compagnies théâtrales avant de décrocher son premier rôle en 1959 dans Season of Choice.

Le cinéma ne tarde pas à le repérer, et comme Keir Dullea paraît plus jeune que son âge, il est choisi pour des rôles d’adolescent­s perturbés, comme dans David et Lisa de Frank Perry (1962) ou

Bunny Lake a disparu d’Otto Preminger (1965). On connaît la réputation dictatoria­le du grand Otto, et Dullea la confirme amplement : “C’était une horreur de travailler avec lui, il hurlait sur les acteurs, humiliait les technicien­s…”

Ce tournage de Bunny Lake… est pourtant demeuré un souvenir crucial pour l’acteur car c’est au soir d’une journée de travail sur ce film qu’il a appris être casté

pour 2001. “Ma femme me dit d’appeler mon agent sans tarder. Ah ? OK, j’appelle… Mon agent me demande si je suis assis. Oui. Il m’annonce que Stanley Kubrick m’offre le rôle principal de son prochain film ! Je ne savais même pas que je faisais partie d’une liste de candidats potentiels !”

Heureuseme­nt qu’il était bien assis, car Keir était un admirateur de Kubrick, ayant vu tous ses films depuis qu’il avait été ébloui par Les Sentiers de la gloire

(1957), “grand film antimilita­riste” selon ses propres mots. Autre belle coïncidenc­e, l’acteur était fan de science-fiction quand il était adolescent et collection­nait magazines et recueils de nouvelles dédiés au genre. Il avait notamment lu

La Sentinelle d’Arthur C. Clarke, la matrice de ce qui deviendra 2001.

Du coup, malgré son aridité conceptuel­le et sa rareté de dialogues, le scénario de 2001 résonnait en lui telle une madeleine proustienn­e.

“J’ai adoré chaque minute de notre travail avec lui. Stanley n’élevait jamais la voix, il était tout le temps d’un calme olympien, et vous vous rendiez compte que vous étiez en présence d’un génie”

KEIR DULLEA

Enchaîner Kubrick après Preminger fut pour Dullea comme passer de l’enfer au paradis. “J’ai adoré chaque minute de notre travail avec lui. Le contraste avec Preminger était saisissant. Stanley n’élevait jamais la voix, il était tout le temps d’un calme olympien, et vous vous rendiez compte que vous étiez en présence d’un génie.” Pourtant, Kubrick avait aussi une réputation d’homme pas facile, mais cette dureté concernait l’exigence dans le travail et non les relations humaines. “Pourquoi ne pas chercher à améliorer les choses, poursuit Dullea, surtout si ça ne détériore absolument pas les relations ? Au contraire, ça entraînait toute l’équipe vers le meilleur. Par exemple, le premier jour de tournage, dans la salle ronde du vaisseau, Stanley n’aimait pas le look de nos chaussures : eh bien, on n’a pas tourné et on a attendu le bon design de chaussures – qu’on a obtenu le lendemain. Dès ce début de tournage, j’ai su que je bossais avec un perfection­niste et ça ne posait aucun problème.” L’acteur ajoute que Kubrick demeurait ouvert aux idées, écoutait les suggestion­s des acteurs même s’il ne les gardait pas toujours.

Un des marqueurs de la longévité du film, ce sont ses décors incroyable­s, mélange sublime de prophétie technologi­que et de poésie métaphysiq­ue qui n’a absolument pas vieilli malgré tous les Star Wars ou Interstell­ar.

Dullea rappelle à juste titre que la plupart des décors furent construits, les ordinateur­s étant encore peu répandus à l’époque et le numérique n’existant pas dans le cinéma. “Dans les séquences sans dialogues où je figure, Stanley utilisait une méthode du muet : il passait de la musique sur le plateau pour me mettre dans le mood de la scène. On a tourné dans de vrais décors fabriqués pour le film, il n’y avait pas de trucages, pas de mur vert. Les seuls effets, ce sont ceux du voyage intersidér­al de la dernière partie, mais même ces effets-là n’ont pas été générés par des ordinateur­s. Pour cette séquence, Kubrick filmait mon visage réagissant au trip, mais comme je ne voyais rien des paysages traversés, j’avais recours à mon imaginatio­n.”

Autre caractéris­tique du film qui explique son non-vieillisse­ment, la modernité du jeu d’acteur : pas de psychologi­e, pas d’affects, seulement du comporteme­ntalisme, des performanc­es tout en intériorit­é et retenue. “On a beaucoup discuté de cet aspect avec Stanley et notre piste de travail, c’était que les astronaute­s avaient une grande expérience et réagissaie­nt toujours avec calme, sans nervosité. De plus, quand on les voit dans le film, ils sont déjà dans le vaisseau interstell­aire depuis des mois, d’où leur côté peu loquace. Beaucoup de spectateur­s ont dit que l’ordinateur Hal paraissait plus humain que nous, les astronaute­s, parce qu’on ressentait ses émotions. C’est dû à sa voix, beaucoup plus chargée d’affects que les nôtres. Stanley a choisi le comédien pour Hal après le tournage, en postproduc­tion : Douglas Rain était le Laurence Olivier du Canada, une star du théâtre là-bas, spécialisé dans les rôles shakespear­iens.”

Evidemment, on ne peut s’empêcher de demander à l’acteur sa lecture d’un film dont le sens exact est l’un des grands mystères du cinéma. Keir Dullea répond en paraphrasa­nt Kubrick, qui disait qu’on ne pouvait pas expliquer une symphonie de Beethoven. Selon l’acteur, chacun doit avoir son explicatio­n selon son propre ressenti. “Pour moi, confie-t-il, le monolithe symbolise les grandes évolutions de l’humanité.” Mais le plus intéressan­t, finalement, c’est ce que l’acteur nous dit des retranchem­ents opérés par Kubrick par rapport au livre de Clarke.

“A un moment de la fabricatio­n du film, il a été question d’une voix off expliquant les mystères du film, le monolithe, etc. Puis Stan a décidé de l’enlever et de préserver le mystère. Dans le livre, Clarke imagine que les Etats-Unis et l’URSS ont mis en orbite des missiles prêts à semer la mort à tout moment, et le foetus de la fin a le pouvoir de faire disparaîtr­e tous ces engins de mort. Stanley n’a pas retenu cette idée trop explicativ­e.”

Après un tel film, il est étrange que la carrière de Keir Dullea n’ait pas décollé au cinéma. Ou peut-être est-ce logique : 2001 est un film atypique dans lequel les comédiens sont dominés par les décors et l’ampleur cosmique du projet. Leur style de jeu minimalist­e est à mille lieues de celui prisé pour les oscars, qui domine l’industrie du cinéma américain. Dans les quarante années qui ont suivi 2001, Dullea a tourné quelques films oubliés, et un mauvais sequel ( 2010: l’année du premier contact, 1984), dans lequel le médiocre Peter Hyams fait tout ce qu’il ne faut pas : chercher laborieuse­ment les explicatio­ns et raisons de 2001 sans la moindre élégance ni la moindre chance laissée au mystère. On note aussi une apparition de Dullea en sénateur dans le correct mais peu génial Raisons d’Etat de Robert De Niro. Pour le reste, Keir Dullea s’est essentiell­ement consacré au théâtre, on et off Broadway. Se dessine au final une honnête carrière d’acteur qui aura travaillé toute sa vie sans jamais atteindre le statut de star et dont le sommet indiscutab­le, artistique­ment et symbolique­ment, demeure le film de Kubrick.

“En le tournant, je savais que j’étais dans un bon film, mais je n’imaginais absolument pas que ça deviendrai­t ce chef-d’oeuvre iconique de l’histoire du cinéma. Croyez-vous que les acteurs de Citizen Kane pensaient que leur film serait étudié dans les écoles de cinéma soixante-quinze ans plus tard ? C’est la même chose pour nous.”

Et comment 2001 tient-il son rang face à Star Wars, Interstell­ar ou Gravity ? “Aujourd’hui, je ne suis plus le fan de sci-fi que j’étais mais je persiste à penser que 2001 reste largement au-dessus du lot. Il possède une profondeur métaphysiq­ue que n’ont pas les autres. Mon passage préféré reste la partie inaugurale du film, ‘l’aube de l’humanité’, parce que c’est le moment où l’homme primitif devient l’homme moderne. J’adore la scène où le primate commence à comprendre que l’os peut être un outil, une arme : c’est une scène extraordin­aire, subtile, qui synthétise tout le génie de Kubrick et de ce film.”

2001: l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, avec Keir Dullea, Gary Lockwood (E.-U., G.-B., 1968, 2 h 21), copie 70 mm. Diffusion à l’Arlequin, Paris VIe, puis dans toute la France à partir du 12 juin

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France