Les Inrockuptibles

Cinémas

L’investigat­ion captivante d’un cinéaste à la recherche, trente ans plus tard, d’une gréviste filmée en 1968. L’exploratio­n d’un monde ouvrier disparu.

- Jean-Marc Lalanne Reprise d’Hervé Le Roux (Fr., 1997, 3 h 12, reprise)

Reprise, Mon ket, La Femme insecte…

Reprise (1) C’est une jeune femme brune, grande, mince. Une Juliet Berto dépouillée de ses colifichet­s psychédéli­ques. Une Bernadette Lafont aux traits plus anguleux. Sur la petite image granuleuse en noir et blanc, elle paraît très en colère. Au cours d’un attroupeme­nt d’ouvriers grévistes, deux délégués de la CGT enjoignent la cohorte à reprendre le travail. Nous sommes le 10 juin 1968. Tôt le matin, un vote a eu lieu et la reprise l’a emporté. Chacun doit rentrer dans l’usine, retourner à son poste de travail. Alors, la jeune femme sort de ses gonds et hurle que, non, elle ne retournera pas dans cette taule parce que “nous, on la gagne pas not’ vie, on est dégueulass­es, tout noirs ! Non, j’y retournera­i pas”. Qu’est-ce qui est retiré avec cette reprise ? L’espoir durant tout le mois de mai que la société basculait, que la vie allait changer, que rien ne redeviendr­ait comme avant. Cette jeune femme se fait la voix déchirante d’un rêve qui éclate, d’un espoir repris.

Reprise (2) Hervé Le Roux a d’abord découvert une image de cette jeune femme dans une revue de cinéma,

Les Cahiers du cinéma, dont il était lecteur

puis allait, dans les années 1980, devenir un brillant rédacteur. Cette photo appartenai­t à un film de neuf minutes tourné en juin 1968 par des étudiants en cinéma de l’Idhec. L’image l’a frappé. Plus tard, il voit le film La Reprise du travail aux usines Wonder, rapidement devenu un classique de la documentat­ion visuelle des événements de 68. Il décide alors de découvrir ce qu’est devenue cette jeune révoltée. Et de tourner un documentai­re dont la matière serait cette enquête, presque trente ans plus tard, au milieu des années 1990. Il y a la prise unique, celle de ce film d’actualité de 68 qui donne la parole à la jeune femme. Et puis il y a une deuxième prise rêvée, une re-prise, qui lui rendrait la parole trente ans plus tard. Entre les deux prises, il y a l’obsession pour une image, un désir confusémen­t érotique, fétichiste, pour une femme découverte en portrait dont on instruit la recherche.

Reprise (3) Puisque de cette jeune femme, tout le monde semble avoir perdu la trace, Hervé Le Roux va tenter de la cerner. Le film décrit de larges mouvements concentriq­ues à la rencontre des étudiants qui, trente ans plus tôt, ont tourné ce film, des grévistes à l’image, des contremaît­res, des différents représenta­nts syndicaux (CFDT, CGT), des militants gauchistes, maoïstes… Sur l’objet de la quête, très peu d’informatio­ns filtrent. On se souvient à peine d’elle. On ne la connaissai­t pas vraiment. Elle semble n’avoir été rien d’autre que cette image, fixée pour l’éternité. Celle du ras-le-bol et de l’insoumissi­on. En revanche, le flot de paroles recompose quelque chose qui déjà en 1997 n’existait plus que sur un mode fantomatiq­ue : le monde ouvrier. Une ville entière structurai­t son économie autour de l’usine Wonder, qui ferme en 1986 (deux ans après son rachat par Bernard Tapie). Chaque intervenan­t appose son petit témoignage dans la grande fresque prolétaire que compose le film. C’est tout un siècle de combats, d’acquis sociaux, de luttes qui ressurgit, avant que le capitalism­e n’entre dans un nouvel âge qui rend caduques ces modes de production. Aux différente­s prises de parole, Le Roux intercale des plans de l’usine en ruine, des rues désaffecté­es. Documentai­re spectral, Reprise anticipe certains films de Wang Bing (comme A l’ouest des rails). La parole se déverse à l’image comme dans un sablier et la remplit d’une matière. Cette matière, c’est la mémoire. La mémoire de la classe ouvrière, et le film, comme on le ferait d’un tissu en tout sens déchiré, tente patiemment de la repriser.

Reprise(4) Dans le langage de la distributi­on de cinéma, la ressortie en salle d’un film ancien est appelée reprise. A la grande polysémie de son titre s’ajoute donc un sens nouveau : Reprise est devenu une reprise, que vingt et un ans séparent de sa sortie. Parce que, in fine, le seul véritable sujet du film est le passage du temps. Ces vingt et un ans parent le film d’une perspectiv­e nouvelle. Le présent du film, la France de Chirac, est à son tour devenu un passé presque englouti. Son passé, la France de de Gaulle, une préhistoir­e lointaine dans celle de Macron. Mais surtout, à la grande convocatio­n de fantômes que le film organise, il s’en est ajouté un.

L’auteur, Hervé Le Roux, présent à l’image aux côtés des témoins toujours armé de sa VHS, est mort en juillet dernier, laissant derrière lui une oeuvre trop mince. Film-monde déployé sur un coin de table, thriller documentai­re et réflexion sur la puissance incantatoi­re d’une image, Reprise est assurément son chef-d’oeuvre. Mais il a aussi réalisé deux longs métrages de fiction,

Grand Bonheur (1993) et On appelle ça… le printemps (2001), deux fantaisies rivettienn­es raffinées. Elles aussi justifiera­ient amplement une reprise.

La jeune femme hurle que, non, elle ne retournera pas dans cette taule parce que “nous, on la gagne pas not’ vie, on est dégueulass­es, tout noirs ! Non, j’y retournera­i pas”

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