Les Inrockuptibles

Hommage Philip Roth

Le géant des lettres américaine­s PHILIP ROTH est mort le 22 mai, à 85 ans. De la comédie à la tragédie, du trivial au métaphysiq­ue, ce magicien de la littératur­e pouvait tout écrire. Pour mieux explorer toutes les facettes de ce qu’est une “vie” – une far

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Le géant des lettres américaine­s est mort le 22 mai, à 85 ans

QUELQUES JOURS APRÈS

TOM WOLFE, C’EST PHILIP ROTH QUI DISPARAISS­AIT. L’homme Philip Roth. L’écrivain, lui, avait déjà tiré sa révérence presque huit ans auparavant. En septembre 2012, il nous avait annoncé qu’il arrêtait d’écrire – et il avait, hélas, tenu parole. On se trouvait alors chez lui, à New York, pour parler de Némésis, son dernier roman qui allait sortir en France début octobre. Comme lors de chacun de nos entretiens, Philip Roth s’exprimait d’une voix douce, était très drôle (un humour à froid) et, pour quelqu’un qui a si longtemps eu la réputation d’être terrible avec les journalist­es, était plus intéressé par nos réponses aux questions qu’il nous posait sans cesse, plutôt qu’à celles qu’il allait nous donner. Ce jour-là, donc, nous allions évoquer son roman sans doute le plus cruel, le plus sombre et le plus métaphysiq­ue : l’histoire d’un jeune homme bienveilla­nt et responsabl­e, Bucky Cantor, dans le Newark (Roth y est né en 1933) des années 1940, frappé d’une épidémie de polio. Bucky, qui cherche à faire le bien, attrapera la maladie et la transmettr­a, tragédie dont il ne se remettra jamais, détruisant des vies malgré lui, sacrifiant la sienne. Farce macabre jouée par l’existence contre un personnage sympathiqu­e, Némésis semblait, tel un livre-testament, concentrer tout ce que l’écrivain pensait de la vie :

“En effet, je pense que tout dans la vie est une question de chance ou de malchance. Je ne crois pas à la psychanaly­se, ni à un inconscien­t qui nous guiderait dans nos choix. Nous avons seulement la chance ou la malchance de faire certaines rencontres qui seront bonnes ou mauvaises pour nous. Ma première femme, par exemple, s’est révélée être une criminelle – elle volait sans cesse, mentait, etc. – or je ne l’avais pas choisie pour ça, je déteste les criminels. Mais voilà, j’ai eu la malchance d’épouser la mauvaise personne. Les psychanaly­stes diraient que je l’ai choisie inconsciem­ment : je n’y crois pas, mais cela rejoint d’une certaine façon mon point de vue selon lequel, face à la vie, nous sommes des innocents. Il y a une forme d’innocence en chacun de nous dans la façon dont nous abordons nos vies.”

La vie de Philip Roth, c’est l’histoire d’un gamin de Newark, élevé dans une famille juive dans un quartier juif, ultra protégé, qui était tombé amoureux de la littératur­e. Chance ou malchance ? Chance d’abord : il se mit à en écrire et eut un immense succès avec Portnoy et son complexe (1969), chronique masturbato­ire d’un jeune Juif américain, qui en fit une star mondiale. “Mon impression personnell­e est que Portnoy

“J’ai décidé de relire tous mes livres en commençant par la fin (…) Je voulais voir si j’avais perdu mon temps à écrire. Et j’ai pensé que c’était plutôt une réussite. Et après ça, j’ai décidé que j’en avais fini avec la fiction”

PHILIP ROTH

est encore le diamant sur la couronne, écrit Martin Amis dans le Guardian du dimanche 27 mai. Dans Portnoy, tous les grands thèmes (tous sauf la mortalité) sont réunis : pères, mères, enfants, la libido masculine, souffrir, et Israël. Roth torche ce bûcher avec cette espèce de génie satirique qui n’advient, si l’on a de la chance, qu’une seule fois par génération.”

La mortalité, Roth allait l’aborder (avec la maladie, la décrépitud­e…) en vieillissa­nt lui-même, à travers ses derniers romans, dont La bête qui meurt et Exit le fantôme… Dans l’ensemble de son oeuvre, il allait examiner tous les paradoxes, toutes les ambiguïtés, tous les tirailleme­nts de l’âme humaine entre une image de soi et la réalité de ses rapports avec les autres et le monde. Entre vérité et illusion, ou plutôt vérités et illusions au pluriel, Roth s’est imposé, de roman en roman, comme un vrai magicien de la littératur­e, étant capable de tout écrire, comédie comme tragédie – d’être satirique et sérieux, simple et complexe, direct et tortueux, trivial et métaphysiq­ue… Toujours, d’interroger en profondeur, dans toutes ses facettes les plus contradict­oires, changeante­s, voire éphémères, ce que cela signifie d’être… Némésis, son dernier roman, appartient ainsi à un groupe de quatre livres (avec Un homme, Indignatio­n, Le Rabaisseme­nt) intitulé “Nemeses” :

“Ils abordent tous le sujet de la mort d’un point de vue différent. Dans chacun de ces livres, le personnage a à faire avec sa ‘nemeses’, un terme très courant aux Etats-Unis et qu’on pourrait définir comme une fatalité, une malchance, la force qu’il ne peut surmonter et qui le choisit pour s’abattre sur lui”, nous expliquait alors Philip Roth.

Quelques minutes plus tard, il nous annonçait, heureux, qu’il n’écrirait plus jamais. Sur le moment, pensant que c’était une blague – qui sont les écrivains à succès, et qui semblent aussi facilement prolixes, qui arrêteraie­nt d’écrire, comme ça, sans en avoir parlé à personne ? –, nous avions insisté pour lui donner tort. Roth avait alors apporté pour preuve que, depuis qu’il avait terminé Némésis, trois ans plus tôt, il ne s’était pas remis au travail, lui qui pourtant enchaînait les romans. “A 74 ans, j’ai réalisé que je n’avais plus beaucoup de temps, alors j’ai décidé de relire les romans que j’avais aimés à 20 ou 30 ans, parce que c’est ceux-là qu’on ne relit jamais. Dostoïevsk­i, Tourguenie­v, Conrad, Hemingway… Et quand j’ai fini, j’ai décidé de relire tous mes livres en commençant par la fin : Némésis. Jusqu’au moment où j’en ai eu marre, juste avant Portnoy et son complexe, qui est imparfait. Je voulais voir si j’avais perdu mon temps à écrire. Et j’ai pensé que c’était plutôt une réussite. Et après ça, j’ai décidé que j’en avais fini avec la fiction. Je ne veux plus en lire, plus en écrire, et je ne veux même plus en parler. J’ai consacré ma vie au roman : je l’ai étudié, je l’ai enseigné, je l’ai écrit et je l’ai lu. A l’exclusion de pratiqueme­nt tout le reste. C’est assez ! Je n’éprouve plus ce fanatisme à écrire que j’ai éprouvé toute ma vie. L’idée d’affronter encore une fois l’écriture m’est impossible !”

Tous les jours assis à son bureau ou debout à son pupitre à chercher le mot juste, à se battre avec les mots comme un boxeur sur le ring contre un adversaire : Roth nous avait parlé de l’écriture, ce jour-là, comme d’une némésis. Comme d’une fatalité qui l’avait empêché de vivre autre chose, de mener une autre vie (plus heureuse ?), une autre existence (moins solitaire ?) débarrassé­e de cette douleur constante que semblait être l’écriture pour lui : “Ecrire, c’est avoir tout le temps tort. Tous vos brouillons racontent l’histoire de vos échecs. Je n’ai plus l’énergie de la frustratio­n, plus la force

virilité en berne et existence d’ermite dans les montagnes du Massachuse­tts. Puis New York voit en 2004 réapparaît­re Zuckerman – ou du moins une version spectrale de l’écrivain. S’il fallait isoler une phrase de l’auteur de Carnovsky, on choisirait celle-ci : “Pour que je me montre, il me faut porter un déguisemen­t. Toute mon audace dérive de mes masques” – réplique d’autant plus savoureuse que c’est au goût de Philip Roth pour l’autoparodi­e et le travestiss­ement que Nathan Zuckerman doit son existence. Personnage central de six romans ( L’Ecrivain des ombres, 1979 ; Zuckerman délivré, 1981 ; La Leçon d’anatomie, 1983 ; L’Orgie de Prague, 1985 ; La Contrevie, 1986 ; Exit le fantôme, 2007) – et narrateur de trois autres ( Pastorale américaine, 1997 ; J’ai épousé un communiste, 1998 ; La Tache, 2000) –, ce vrai-faux alter ego a pour double fonction d’alimenter en fausses pistes les exégètes paresseux et d’élargir pour Roth le champ – voire le chant – des possibles. Si Carnovsky s’est dans une vie antérieure nommé Portnoy et si Roth et Zuckerman ont en commun un lieu et une année de naissance, leurs vies sont loin d’être calquées l’une sur l’autre ; propice à toutes les expériment­ations et variations de ton – en témoignent les pirouettes postmodern­es de

La Contrevie autant que l’interventi­on de Zuckerman sur laquelle se clôt en 1988 l’autobiogra­phie de Roth,

Les Faits (en substance, “sans moi tu es rasoir au possible”) –, la saga Zuckerman permet surtout à un romancier Houdini de trouver dans d’apparentes confession­s un prétexte à toutes les évasions. Et d’ainsi mettre en lumière l’élément de mystificat­ion dont certaines vies font leur moteur – étant entendu que c’est dans le miroir déformant de la fiction que tout écrivain épris d’ubiquité gagne à se dévisager.

Bruno Juffin de m’y confronter. Car écrire, c’est être frustré : on passe son temps à écrire le mauvais mot, la mauvaise phrase, la mauvaise histoire. On se trompe sans cesse, on échoue sans cesse, et on doit vivre ainsi dans une frustratio­n perpétuell­e. On passe son temps à se dire : ça, ça ne va pas, il faut recommence­r ; ça, ça ne va pas non plus, et on recommence. Je suis fatigué de tout ce travail. Je traverse un temps différent de ma vie : j’ai perdu toute forme de fanatisme. Et je n’en ressens aucune mélancolie.”

Et si Philip Roth n’avait pas écrit, quelle aurait été sa vie ? C’est le texte qu’il n’aura malheureus­ement pas écrit, lui qui aimait tant commencer un roman sur la base d’un “et si ?” Et si le nazi Charles Lindbergh était devenu président des Etats-Unis pendant la guerre, la famille Roth aurait-elle dû fuir, comme les Juifs d’Europe (Le Complot contre l’Amérique) ? Et ainsi de suite, Roth ayant, en procédant de cette façon, fouillé tant de sujets…

Et s’il mourait ? Roth aura, quand même, passé les dernières années de sa vie à préparer l’après, travaillan­t sur ses archives, demandant à son agent (Andrew Wylie) de détruire certains documents, en confiant d’autres à la Bibliothèq­ue du Congrès, et en aidant son biographe à travailler à sa biographie, pour qu’une au moins, après sa disparitio­n, soit correcte. Il n’a pas reçu le Prix Nobel, lui qui était pressenti chaque année sans l’obtenir, et c’est peut-être assez cohérent : il aura toujours pris toutes les convention­s, dont le politiquem­ent correct américain, et les communauta­rismes de tout poil, à contre-courant, commençant par se mettre à dos la communauté juive américaine avec Portnoy…, puis les féministes… D’ailleurs, dès le lendemain de sa mort, ça n’a pas manqué : la BBC organisait un débat pour savoir si, au fond, Roth n’avait pas été qu’un égotiste mâle misogyne, puisqu’il avait été incapable de créer de grands personnage­s féminins, voire une narratrice.

Comme si la littératur­e était une course d’obstacles et que le fait d’avoir une narratrice, pour un écrivain homme, était une obligation, comme le saut de haies pour un cheval de course. Or, lecteurs comme lectrices pouvaient finir par s’identifier aux pulsions, aux erreurs, aux errances, aux émotions de ses personnage­s, si masculins soient-ils. Les hommes, chez Roth, étaient comme nous tous : avec une marge de manoeuvre limitée. “A la fin de sa vie, le boxeur

Joe Louis a dit : ‘ J’ai fait du mieux que je pouvais avec ce que j’avais.’ C’est exactement ce que je dirais de mon travail : j’ai fait du mieux que j’ai pu avec ce que j’avais.”

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Philip Roth dans son salon à New York, en 2012
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 ??  ?? Chez lui, à Manhattan, dans l’Upper West Side, en janvier 2018
Chez lui, à Manhattan, dans l’Upper West Side, en janvier 2018

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