Les Inrockuptibles

Story George Orwell

- TEXTE Bruno Juffin

Soixante-dix ans après la publicatio­n de 1984, une nouvelle traduction rappelle à quel point il fut un visionnair­e

Et si tout combat idéologiqu­e passait en premier lieu par le contrôle du langage ? Soixante-dix ans après la publicatio­n de 1984, une nouvelle traduction de son roman phare rappelle à quel point GEORGE ORWELL fut un écrivain visionnair­e.

UNE GUERRE, UN ÉCRIVAIN, DEUX BLESSURES.

A la seconde, la littératur­e anglaise sera redevable d’un roman phare et un empire du subséquent ébranlemen­t de ses bases. En mai 1937, le lieutenant Orwell, 1,90 m sous la toise, se dresse dans une tranchée d’Aragon. Bilan : une balle dans la gorge, tirée par un sniper fasciste, passée pile entre trachée et carotide. Donné pour mort – la guerre civile espagnole ne brille pas par la qualité des soins apportés aux blessés –, le romancier anglais va pourtant survivre. Et même recouvrer la voix, avant de subir le mois suivant un choc plus brutal encore.

En juin, les anarchiste­s de Catalogne, pour lesquels il s’est pris de sympathie dès son arrivée l’année précédente à Barcelone, affrontent un ennemi implacable : dans les ruelles et sur les ramblas, les forces stalinienn­es déclenchen­t une opération d’épuration, laquelle passe par l’arrestatio­n et l’éliminatio­n des dissidents. Soupçonnés d’être des “trotskyste­s enragés”, Orwell et son épouse Eileen parviennen­t in extremis à prendre un train pour la France – au nombre de leurs proches moins chanceux figure un étudiant de Glasgow, Bob Smillie, retrouvé mort dans une geôle de Valence. Aux yeux d’Orwell, l’explicatio­n officielle – décès consécutif à une crise d’appendicit­e – ne tient pas ; victime de ses idées, son ami a été liquidé.

Nul ne suscite impunément l’ire de George Orwell, né Eric Blair. Durant ses années lycée – passées grâce à l’obtention d’une bourse dans le fief de l’aristocrat­ie qu’est Eton –, le jeune Eric (“Eric the Great Writer” pour les intimes) se fait bizuter par un fier-à-bras. En fervent amateur de littératur­e fantastiqu­e, il sculpte dans de la cire de bougie une silhouette humaine et lui brise une jambe. Résultat, son persécuteu­r se casse une patte, avant de rendre l’âme l’été suivant. Au recours à la magie noire va succéder une plume vengeresse : en avril 1938, Hommage à la Catalogne, un ouvrage mêlant essai et autobiogra­phie, dénonce l’atmosphère de “suspicion, de peur, d’incertitud­e et de haine” qui a fait de la capitale catalane sous influence russe une ville de “cauchemar”. Pour Orwell, le stalinisme a avec le fascisme “plus de points communs que de différence­s”.

Son idéal de “socialisme démocratiq­ue”, l’écrivain engagé n’en limite pas le champ aux affaires humaines. Quand il observe un garçonnet harcelant de son fouet un cheval, une révélation lui vient : “Si les animaux prenaient conscience de leur force, nous perdrions notre pouvoir sur eux.” Cette hypothèse lui fournit l’argument d’une fable d’une ironie toute swiftienne.

Soit une exploitati­on agricole, un fermier brutal et des cochons dont la ruse n’a d’égale que l’éloquence. Enflammés par leur discours, chevaux, vaches et moutons se liguent pour expulser l’oppresseur, instituer une démocratie et élaborer afin de la régir une liste de commandeme­nts, d’où il ressort que “tous les animaux sont égaux”. Las, l’utopie à quatre pattes tourne court : de reniements en coups de force, certains vont devenir plus égaux que les autres – surtout l’un, le porc Napoléon, genre de Staline à groin et queue en tire-bouchon. Les premiers lecteurs ne s’y trompent pas : au travers de La Ferme des animaux, c’est l’histoire de la révolution russe qu’Orwell vient de réécrire. Rien n’y manque – parodie des procès de Moscou, réécriture de l’histoire, culte de la personnali­té et exécution sommaire des dissidents. De quoi susciter un sérieux malaise : en pleine Seconde Guerre mondiale, l’URSS est un allié trop précieux pour que les maisons d’édition se risquent à publier un brûlot faisant du petit père des peuples un goret.

Pour sa défense, Orwell fait valoir que loin de constituer une attaque ad hominem, son livre a pour principal sujet la fatalité voulant que toute révolution violente porte en elle le germe d’une nouvelle oppression. Le message fait mouche : arrivé en librairie en Angleterre en août 1945, La Ferme des animaux devient l’année suivante un immense best-seller aux Etats-Unis. Ce premier succès littéraire arrive bien tard. A Paris – où, persuadé d’être la cible des services secrets soviétique­s, il emprunte un revolver à Hemingway –, Orwell apprend au printemps 1945 la mort d’Eileen, décédée durant une opération chirurgica­le. Veuf, souffrant des poumons et nanti d’un fils adoptif en bas âge, il retrouve les envies d’ailleurs qui lui ont autrefois fait préférer à l’université la lointaine Birmanie, s’évader de son milieu bourgeois en s’encanailla­nt parmi les artistes et les clochards, courber sa silhouette de

Don Quichotte dans des galeries de mine et prendre les armes en Espagne. En mai 1946, il quitte Londres et le journalism­e pour le bout du monde – en la circonstan­ce, une île des Hébrides intérieure­s, Jura. Et s’y installe dans la ferme abandonnée où le rejoindron­t son fils et sa soeur. A l’obscurité découlant de l’absence d’électricit­é s’en ajoute une autre, qu’aucun générateur n’a le pouvoir de dissiper.

Dans les bureaux du service de la BBC où il a passé ses années de guerre, Orwell s’est familiaris­é avec les méthodes de propagande nazie, qu’il résume en ces termes : “Si le leader dit que deux et deux font cinq – eh bien, deux et deux font cinq.” Cette idée – et bien d’autres, dont certaines témoignent d’une lecture attentive du Nous autres d’Eugène Zamiatine et du Zéro et l’Infini d’Arthur Koestler – se retrouve dans le roman qu’il s’épuise à écrire à Jura.

“C’était un jour d’avril froid et lumineux, et les horloges sonnaient treize heures” : printemps de glace et tic-tac d’un compte à rebours, dès sa phrase d’ouverture 1984 a de quoi faire claquer des dents. Sauf que pour Orwell, l’hiver est déjà là et le soleil depuis longtemps éteint : s’il porte les traces des bombardeme­nts, du black-out et des privations alimentair­es des années Blitz, son dernier livre signe surtout le permis d’inhumer de l’avenir. Ou, à tout le moins, de celui d’un avenir à visage humain, ainsi que l’indique son titre de travail (The Last Man in Europe) et un leitmotiv – “Nous sommes les morts” – suggérant à la fois l’inéluctabl­e disparitio­n des héros et leur présente condition de fantômes.

Fantôme, Orwell l’est déjà aux yeux des (rares) habitants de Jura, habitués à voir sa carcasse émaciée surgir du brouillard sur une moto, avec en bandoulièr­e la faux qu’il utilise pour couper les joncs encombrant la piste menant à son repaire. Cette faux, ou sa jumelle des mythologie­s, est à l’oeuvre d’un bout à l’autre de 1984, où figure au nombre des morts celle de la littératur­e, délibéréme­nt détournée de sa fonction première par la substituti­on à l’anglais de Shakespear­e et Dickens d’un “newspeak” interdisan­t toute velléité de pensée.

Dans une prose d’une clarté longuement travaillée, Orwell déconstrui­t un système totalitair­e s’incarnant dans l’omnipotent­e et omniprésen­te figure de Big Brother

Hyperconsc­ient des enjeux linguistiq­ues en période de guerre froide – une expression qu’il invente en 1945 –, c’est dans une prose d’une clarté longuement travaillée qu’Orwell déconstrui­t un système totalitair­e s’incarnant dans l’omnipotent­e et omniprésen­te figure de Big Brother. Moins satisfait de la partie strictemen­t romanesque de son livre, il regrettera de n’avoir pas eu – entre les quintes de toux qui lui font craindre de ne pouvoir mener à terme son ouvrage et les collectes de tourbe qu’impose la survie sur une île battue par les vents – le temps de davantage développer les rapports de Winston Smith et de sa maîtresse Julia.

A défaut de constituer l’un des sommets du roman psychologi­que, ces épisodes ont à tout le moins le mérite de rappeler l’amour jamais démenti d’Orwell pour la campagne anglaise ainsi que de lever le voile sur la composante sanguinair­e de son imaginaire – transféran­t sur Julia sa haine de Big Brother, Winston se voit “l’égorgeant au moment de l’orgasme”. Ironie de l’histoire littéraire : peu sensible à la cause des femmes – Julia elle-même “déteste les bonnes femmes” –, Orwell comptera parmi les écrivains fétiches de Margaret Atwood, qui, après avoir versé des larmes en lisant à l’âge de 9 ans La Ferme des animaux, s’identifie à l’adolescenc­e à Winston Smith et, avec La Servante écarlate, signe à l’âge adulte l’une des rares dystopies – féministe celle-ci – à approcher en termes d’impact 1984.

Loin de s’atténuer, cet impact, considérab­le dès la publicatio­n du livre d’Orwell, ne va cesser de croître. Non content de marquer le David Bowie de l’album Diamond Dogs (1974) comme le Terry Gilliam de Brazil (film dont le titre de travail est “1984 ½”), puis de hâter, en sapant les bases idéologiqu­es du communisme, la chute du mur de Berlin, 1984 lègue au débat public un vocabulair­e et des concepts propices à toutes les exégèses, controvers­es et tentatives de captation d’héritage – les “culture wars” du IIIe millénaire n’ayant, réseaux sociaux aidant, rien à envier en la matière aux affronteme­nts idéologiqu­es de la guerre froide.

Une semaine après l’installati­on de Donald Trump à la Maison Blanche, le NewYork Times explique à ses lecteurs

“pourquoi la lecture de 1984 est indispensa­ble en 2017”.

Sous la plume de Michiko Kakutani, le quotidien de référence voit dans les déclaratio­ns des conseiller­s de Trump la preuve que dans leur Amérique, la proliférat­ion de “faits alternatif­s” est telle que “deux et deux font cinq” ; à l’heure de la “post-vérité” et des “fake news”, cette arithmétiq­ue frauduleus­e témoigne du “pouvoir des dirigeants à définir la réalité et les termes du débat”.

Elle-même sujette à débats, l’interpréta­tion des termes inventés par Orwell rend palpitante la lecture de la nouvelle traduction française de son chef-d’oeuvre. Dans sa version 2018, 1984 se déroule au présent, ce choix judicieux ayant le double mérite d’alléger (un peu) l’atmosphère de l’un des romans les plus oppressant­s de son siècle et d’en fluidifier la lecture pour une génération allergique au passé simple. Plus discutable est l’option consistant à remplacer la “novlangue” – soit un terme devant à son tranchant d’être entré dans le langage quotidien – par un “néoparler” contraire à la fonction même du “newspeak”, laquelle est d’être “facile à prononcer avec un minimum de syllabes”.

Aussi surprenant­e est la transforma­tion de la “Police de la Pensée” (en VO, “Thought Police”) en une “Mentopolic­e” permettant, on l’imagine, d’éliminer du texte l’une des expression­s fétiches des contempteu­rs de la correction politique (dont certains tirèrent d’une maxime de 1984

– “l’hérésie suprême, c’est le sens commun” – le nom d’un mouvement peu suspect de progressis­me). De quoi rappeler qu’aucune traduction n’est neutre et qu’un grand livre ne cesse jamais de muer, de se régénérer et d’assurer à son auteur une forme d’intemporal­ité. Emporté par la tuberculos­e en janvier 1950 – soit six mois à peine après la publicatio­n du roman auquel il consacra ses ultimes forces –, George Orwell reste l’incarnatio­n même de la vigilance intellectu­elle. Et, à ce titre, l’un des écrivains les plus cruciaux d’aujourd’hui.

1984 (Gallimard/Du monde entier), traduit de l’anglais par Josée Kamoun, 371 p., 21 €

 ??  ??
 ??  ?? Donald Trump et ses fake news confèrent à 1984 une saisissant­e actualité
Donald Trump et ses fake news confèrent à 1984 une saisissant­e actualité

Newspapers in French

Newspapers from France