Les Inrockuptibles

Entretien Courtney Barnett

Pour COURTNEY BARNETT, chaque disque vendu “est une reconnaiss­ance”. Mais sa modestie naturelle ne cache pas le rôle qu’elle endosse naturellem­ent avec son nouvel album Tell Me How You Really Feel : la jeune Australien­ne est bel et bien là pour sauver le

- TEXTE Stéphane Deschamps PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles

Avec son nouvel album Tell Me How You Really Feel, la jeune Australien­ne est bel et bien là pour sauver le rock !

C’ÉTAIT UNE FROIDE ET GRISE JOURNÉE DE FIN FÉVRIER. On interviewe Courtney Barnett dans le salon cosy d’un hôtel parisien comme au coin du feu, sauf que la cheminée, c’est elle. A un moment, elle regarde vers la fenêtre, ouvre un peu plus rond ses yeux de chat, puis se tourne vers nous et dit dans un sourire : “Il neige !” C’est aussi pour ce genre d’anecdote qu’on aime l’Australien­ne, pas seulement pour sa musique. La fraîcheur, la capacité d’émerveille­ment, un zeste de candeur enfantine… Toutes choses qu’on entend aussi dans ses chansons, dans ces mélodies pop à la limite du tube indé, sucrées à point pour adoucir des textes où s’expriment souvent, sous forme narrative, la vulnérabil­ité, les angoisses ou la rage.

Tell Me How You Really Feel est le troisième album de Courtney Barnett, et c’est de loin le meilleur. C’est du rock, cette vieille musique un peu en perte de vitesse depuis l’avènement des machines. Du rock joué avec les tripes, et des guitares électrique­s. Où l’on entend l’écho des années 1990 – de Nirvana en moins tabassé à Yo La Tengo en plus chaleureux. C’est aussi une tradition régionale de ce bout du monde qui a toujours su se tenir à l’écart de la hype – des Saints aux Go-Betweens en passant par la scène néo-zélandaise des années 1980-90.

Chez Courtney Barnett, la dynamique des chansons ou le son des guitares électrique­s sont aussi importants que la voix et le texte. Elle chante comme la fille cachée de Lou Reed et Cat Power, un peu old school, mais uniquement pour le meilleur. Quelque chose de rare et pur, de préservé, un retour au rock comme mode d’expression existentie­l plus qu’accessoire de mode. Toutes les chansons de Tell Me How You Really Feel sont bonnes. Mais la dernière, Sunday Roast, dont le refrain apparaît à la fin puis s’évanouit comme pour dire au revoir, est franchemen­t poignante et très au-dessus de la moyenne mondiale. En 2018, Courtney Barnett fait plus que jouer du rock : elle le sauve.

Quels sont tes premiers souvenirs de musique, et comment t’es-tu mise à en jouer ?

Courtney Barnett — Petite, j’écoutais énormément de musique, en dessinant ou en faisant mes devoirs. Quand j’étais en colère, j’écoutais de la musique très fort, puis je me suis mise à jouer de la guitare, vers l’âge de 10 ans. J’aimais bien apprendre, découvrir les gammes, les accords, l’un après l’autre, c’était un super apprentiss­age sans fin. Je continue à apprendre, les possibilit­és et les sons sont infinis avec une guitare. Quand j’ai eu 13 ans, on a eu notre premier ordinateur à la maison, avec internet, et j’ai cherché des tablatures pour faire des reprises. J’ai eu un super prof de guitare. Il m’avait appris quelques accords, puis il m’a dit : “Tu n’as besoin que de ces trois accords pour jouer toutes les chansons qui existent.” Et il me l’a prouvé en me jouant plein de chansons connues avec ces trois accords seulement. Quand je suis rentrée chez moi ce jour-là, j’ai commencé à faire mes propres chansons. Il m’avait montré que ça pouvait être facile, à ma portée. Un des premiers concerts où je suis allée, quand j’étais adolescent­e, a aussi été une expérience puissante. Je ne connaissai­s la musique qu’à travers les CD et les magazines. Tout à coup, ça existait dans une petite pièce, j’étais à trente centimètre­s du groupe. Je me souviens d’un concert de Magic Dirt, un de mes premiers. La chanteuse-guitariste est descendue dans la foule en s’appuyant sur mon épaule. “Ouah ! Elle m’a touchée !” C’est le moment où je me suis dit que c’était possible pour moi.

C’était naturel de te mettre à chanter ?

Je n’avais jamais vraiment chanté avant l’âge de 18 ans.

J’ai pris un seul cours de chant, et j’étais tellement nerveuse et timide que j’ai pleuré, et je suis partie. Je savais que je ne chantais pas bien, et j’étais aussi très timide. Je chantais dans ma chambre, d’abord en apprenant toutes ces reprises à la guitare. C’était tellement dur de chanter et de jouer de la guitare en même temps… Ça m’a pris du temps avant d’y arriver. Quand j’ai commencé à chanter mes propres chansons, seule, à 18 ans, j’ai fait des scènes ouvertes, mes amis passaient et me disaient des trucs gentils. Mais il n’y a jamais eu le mec du label qui vient te voir à la fin et te dit : “You’re great, kid !” Je gravais des CD, des copies que je donnais aux gens. Je faisais ça très sérieuseme­nt. Je n’avais pas vraiment de vision pour la suite, mais je savais ce que je voulais : écrire des chansons et enregistre­r. J’ai ressenti le succès pour la première fois quand j’ai fait mes premiers CD, que je les ai mis en vente, et que des gens les ont achetés. Ça n’a pas changé. Je mets beaucoup de travail et d’implicatio­n émotionnel­le dans mes disques. Donc à chaque fois que j’en vends un, et si j’en vends de plus en plus, c’est une reconnaiss­ance.

Avant ton succès internatio­nal, est-ce que tu te sentais loin de tout en Australie ?

Oh oui ! Quand j’ai commencé à faire des concerts, j’étais en Tasmanie, la petite île tout en bas… Ça paraissait déjà compliqué de faire quelque chose à Melbourne ou Sydney. Le reste du monde, je n’y pensais même pas. Je lisais le magazine Rolling Stone, je savais que tous ces autres groupes existaient, mais c’était comme un autre monde, tellement lointain, je n’imaginais pas qu’on puisse se croiser. Quand j’ai fait ma première tournée hors d’Australie, c’était New York, Paris puis Londres, dans le même voyage, pour des concerts en solo. Je n’avais jamais imaginé que ça puisse arriver, qu’il y avait hors d’Australie des gens qui écoutaient mes disques et avaient envie de me voir. C’était super.

Tu es douée pour écrire des tubes indé ( Avant Gardener, Pedestrian at Best). C’est facile pour toi ?

J’ai grandi en écoutant de la musique très mélodique. Même Nirvana, c’était pop-grunge, avec des chansons catchy. Quand je commence à écrire une chanson, parfois c’est presque comme une blague, je cherche la mélodie la plus sucrée, la plus catchy possible. C’est celle qui reste, et après je peux passer à la suite. La dernière chanson de l’album, Sunday Roast, m’est venue peu avant la fin de la période d’enregistre­ment, coup de bol…

“Je lisais Rolling Stone, je savais que tous ces autres groupes existaient, mais c’était comme un autre monde, tellement lointain, je n’imaginais pas qu’on puisse se croiser” COURTNEY BARNETT

Ta musique évoque beaucoup le rock indé des années 1990. Que représente cette décennie pour toi ?

Tu sais, dans les années 1990, j’avais 5 ans… Mon grand frère partageait beaucoup de musique avec moi. On a eu notre premier lecteur de CD, et seulement quelques disques que j’ai écoutés

en boucle pendant des années : Nirvana, Hendrix, No Doubt, la BO de Batman Forever. Et c’est tout. J’ai découvert beaucoup de groupes des années 1990 sur le tard, comme Pavement que j’ai pas mal écouté ces deux dernières années. Mais j’y suis venue par les albums solo de Stephen Malkmus, je ne connaissai­s pas Pavement avant, j’étais passée à côté. J’aime aussi Yo La Tengo, je les ai découverts quand j’avais plus de 20 ans. C’est aussi après l’âge de 20 ans que j’ai découvert la grande histoire de la musique en Australie et en Nouvelle-Zélande, les Saints, les Go-Betweens, les Triffids, le label Flying Nun, j’aimais tout ça.

Tu as parfois repris Cannonball des Breeders sur scène, et tu as collaboré avec le groupe. C’est une fierté ?

Oui, les soeurs Deal font des harmonies vocales sur mon album. Kim sur deux chansons, Kelley sur une seule. Je leur ai envoyé mes morceaux, elles m’ont renvoyé leurs parties de chant.

Il y a plus d’un an, j’avais enregistré avec elles pour leur album. Je les aime, et ce qu’elles ont fait sur mes chansons est juste parfait.

Il y a quelques mois, j’ai interviewé les Breeders, et Josephine Wiggs m’a dit : “Ça demande beaucoup d’efforts de sonner sans effort.” Tu es d’accord avec ça ?

Oui, je vois ce qu’elle veut dire. Je travaille beaucoup pour écrire les textes et les mélodies. Je ne pense pas chercher à sonner “sans effort”, mais plutôt naturel, réel. Je veux mettre dans mes enregistre­ments autant que possible de cette réalité, de cette fraîcheur, en gardant les sons bruts. Sur l’album, il y a un ou deux moments où je tousse, et que j’ai laissés. Je crois que c’est important, c’est le petit détail qui te rappelle qu’il y avait des musiciens au début de la chaîne.

La guitare électrique semble plus importante pour toi avec cet album. Sur scène, on voit que tu es vraiment guitariste, pas seulement une chanteuse qui s’accompagne…

Je voulais que les guitares soient plus présentes sur cet album. C’est bizarre, parce qu’on est un groupe à guitares plutôt fortes, mais sur l’album d’avant je ne les entendais pas. Les paroles ont toujours été ma priorité, mais j’ai découvert à quel point la guitare peut correspond­re avec les émotions ou les textes, et ajouter une texture au sens d’une chanson. La guitare, c’est comme le langage du corps par rapport à la parole. Ça raconte autant de choses que les mots, d’une manière différente. Au début, je jouais de la guitare juste pour accompagne­r mes chansons. Puis j’ai réalisé qu’elle avait plus de profondeur. Si je pouvais remonter le temps, j’aurais adoré voir Jimi Hendrix sur scène.

Qui admires-tu, et comment aimerais-tu durer dans la musique ?

J’admire des gens comme Patti Smith, en premier. J’aime comment elle a fait durer son art, que ce soit les disques ou les livres, et à son rythme, en s’arrêtant dix ans si elle le voulait. PJ Harvey aussi, et Björk, parce qu’elles se renouvelle­nt tout le temps, elles expériment­ent, elles grandissen­t en tant qu’artistes. Nick Cave également. J’ai rencontré pas mal de gens que j’admire. C’est toujours un peu étrange de rencontrer les gens qu’on a vus dans des magazines, mais en fait ce sont de vraies personnes, souvent sympas et sensibles – pas toujours. Un grand moment dans ma vie, c’est d’avoir chanté avec Patti Smith ! C’était l’année dernière à Melbourne.

On a fait quelques dates ensemble, et elle m’a invitée à chanter People Have the Power en duo avec elle. C’était bon.

“Au final, si tu enlèves tout le reste, tout ce qui concerne l’industrie de la musique, c’est tout ce qui compte et c’est le vrai succès : la connexion honnête entre des auditeurs et une musique”

COURTNEY BARNETT

Pourquoi ton visage sur la pochette de l’album, plutôt qu’un dessin comme sur les précédents ?

Je dessinais beaucoup à l’époque de mes précédents albums, mais j’ai arrêté depuis un an. J’ai plutôt fait des photos, beaucoup de Polaroid et d’argentique. Au moment de penser à la pochette, je suis donc allée vers ce matériel. C’est moi qui ai pris la photo. J’ai fait une série d’autoportra­its quand je composais. Je voulais capturer ce moment. J’utilisais des pellicules périmées, ça donnait des résultats étranges, et cette photo m’a plu. Elle symbolisai­t l’album, un portrait de très près, avec des défauts techniques, des marques, et puis ce regard qu’on ne peut pas vraiment définir.

Tu joues de la guitare dans le groupe de scène de

Jen Cloher, ta compagne. Elle est moins connue que toi, vous jouez dans des salles plus petites… Est-ce que des gens viennent à ses concerts pour te voir toi ?

Non, je ne crois pas, je n’ai jamais ressenti ça. J’adore jouer dans ce groupe, j’ai de la chance. Après, la taille de la salle n’a aucune importance. S’il n’y a que cinq personnes mais qu’elles sont connectées, tout va bien. Au final, si tu enlèves tout le reste, tout ce qui concerne l’industrie de la musique, c’est tout ce qui compte et c’est le vrai succès : la connexion honnête, la reconnaiss­ance entre des auditeurs et une musique. Ça se passe bien avec Jen. J’ai eu des relations avec des gens qui n’étaient pas dans la musique, mais c’est bien de partager cette vie avec quelqu’un qui comprend. Je l’ai emmenée sur la tournée avec Kurt Vile, j’ai fait sa tournée. Elle comprend vraiment, parce qu’elle est dans la même position. Quand je suis dans les abysses de l’écriture, elle sait ce que je vis. Et réciproque­ment.

Il y a eu une vraie grosse promo avant la sortie de ton album, des panneaux à New York avec la pochette en très grand. Comment gères-tu ça ?

Je ne m’en tire pas trop mal. L’affichage, c’est juste des posters géants, c’est plutôt amusant. Je suis toujours honorée de savoir que j’ai de l’importance pour des gens qui sont loin, qui parfois ne parlent pas anglais. Ma communicat­ion est assez lente, je mets mes pensées dans les chansons, je n’excelle pas dans les conversati­ons en direct. Mais montrer de la gentilless­e en général, c’est important pour le monde. Je ne sais pas exactement pourquoi, mais des gens entrent en connexion avec mes chansons, elles leur font du bien, et ça me fait du bien de le savoir.

Si je te dis que tu es la sauveuse du rock ?

Ha ha ! C’est gentil mais c’est beaucoup de pression.

Album Tell Me How You Really Feel (Marathon Artists/Pias/Milk!) Concerts Le 9 juin à Paris (Bataclan), le 10 à Luxembourg

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