Les Inrockuptibles

Chaillot a 100 ans

Cette saison, CHAILLOT – THÉÂTRE NATIONAL DE LA DANSE célèbre un siècle d’existence et les 70 ans de la Déclaratio­n des droits de l’homme signée dans ses murs en 1948. Retour, avec son directeur Didier Deschamps, sur une aventure créative et politique uni

- TEXTE Jean-Marie Durand

Chaillot célèbre une histoire créative et politique centenaire. Rencontre avec son directeur Didier Deschamps

DE JEAN VILAR À GEORGES WILSON, D’ANTOINE VITEZ À JÉRÔME SAVARY, D’ARIEL GOLDENBERG À DIDIER DESCHAMPS… : la seule évocation des quelques figures successive­s qui présidèren­t aux destinées de Chaillot suffit à rappeler combien ce théâtre situé place du Trocadéro à Paris incarne l’une des pages les plus stimulante­s de l’histoire du spectacle vivant en France. Comme si son épopée accompagna­it, jusqu’à la symboliser, une aventure théâtrale traversée dès ses débuts par des enjeux formels sans cesse reconfigur­és et des réflexions sur la fonction roborative de la scène dans un monde saturé d’écrans. Au risque de céder à la facilité d’un superlatif, Chaillot porte avec lui le poids d’une “légende”, selon le mot de son actuel directeur Didier Deschamps. Cette légende ne s’indexe pas seulement à l’audace créative que le théâtre abrita durant des décennies (qui de plus marquant que Vilar et Vitez dans l’histoire du théâtre ?) ; elle procède aussi de la force symbolique d’un lieu marqué par l’histoire politique qui l’encadre. C’est à Chaillot, le 10 décembre 1948, que la troisième assemblée générale des Nations unies adopta la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme : 58 Etats membres, réunis dans la grande salle du Théâtre National Populaire, votèrent alors les trente articles proclamant les droits humains fondamenta­ux. C’est dire que la plage du théâtre, s’agitant sous les pavés touristiqu­es du parvis des Libertés et des droits de l’Homme, ne peut échapper à son inscriptio­n géographiq­ue et à son inconscien­t politique. Comme si une certaine idée du théâtre s’ajustait à l’appel d’un lieu. Cette idée du théâtre, née à Chaillot, fut définie par Jean Vilar, qui dès le début des années 1950 voulait “faire pour son époque le théâtre de son temps”. “Notre métier est peu de choses s’il n’est pas lié

aux faits, aux histoires cruelles, ou heureuses, ou libératric­es, de ce temps. De tous les métiers, de tous les arts, il est le seul, me semble-t-il, qui ne peut s’éloigner, sans s’appauvrir et perdre de son acuité, des misères, des troubles, des inquiétude­s morales, confession­nelles, politiques, sociales, de ce temps”, expliquait-il, comme le rappelle Colette Godard dans son livre Chaillot, histoire d’un théâtre populaire (Seuil, 2000).

Depuis ce manifeste, l’ombre portée de Vilar flotte toujours sur les scènes du théâtre, où vibre ce désir de s’ajuster au présent du monde, d’éclairer ses travers, de danser parmi ses ruines. Soucieux de se situer dans cette filiation fondatrice, tout en l’ouvrant à d’autres modes de création, notamment la danse, son directeur Didier Deschamps insiste sur l’horizon qu’il cherche à offrir au théâtre national : “Chaillot situe son action en écho permanent aux défis auxquels la société actuelle doit faire face si elle entend s’adapter aux bouleverse­ments technologi­ques, sociologiq­ues, politiques et écologique­s du monde d’aujourd’hui pour construire celui du futur. Un monde respectueu­x de l’individu, de ses libertés et en accord avec son environnem­ent.” Marquée par le souvenir réactivé des 70 ans de la célébratio­n de la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme, mais aussi par les presque 100 ans de l’installati­on d’un théâtre au Trocadéro par Firmin Gémier (le fondateur du TNP en 1920), la saison 2018/2019 affiche ouvertemen­t cette volonté de relier la création contempora­ine à la mémoire du lieu.

Construite autour de trois axes principaux – le Japon, la liberté et la compagnie israélienn­e de danse contempora­ine Batsheva Dance Company –, cette programmat­ion défend d’abord le principe d’une ouverture sur le monde avec “43 spectacles, 226 levers de rideaux, plus de 1 100 artistes accueillis dont 21 spectacles produits, coproduits ou accompagné­s, 17 compagnies internatio­nales qui viennent de 11 pays différents”. Le focus sur le Japon, proposé dans le cadre du cycle “Japonismes 2018” (célébré cette année dans de nombreux théâtres et musées), mettra en avant la tradition du kabuki avec en septembre deux pièces très attendues de Nakamura Shidô II et Nakamura Shichinosu­ke II, deux célébrités de ce répertoire défini par trois idéogramme­s (“ka” pour le chant, “bu” pour la danse et “ki” pour le jeu).

Le focus sur la liberté, intitulé “Tous humains”, permettra de découvrir Paysage d’ensemble, le travail d’Annabelle Bonnéry et Serge Kakudji dans le cadre du projet “Chaillot en partage à la Goutte d’Or”, mené depuis l’automne 2016 auprès des habitants du quartier parisien de la Goutte d’Or et des associatio­ns locales. Entre danse, musique et graff, ce projet transdisci­plinaire et intergénér­ationnel, mené par les artistes de la Cie Lanabel, a été initié par le théâtre de Chaillot, soucieux de s’ouvrir à un public populaire parfois rétif face à la culture théâtrale ; un geste politique qui exige un peu d’imaginatio­n dans l’invention de partenaria­ts d’un nouveau type.

Au-delà de la place du Trocadéro, au-delà des frontières du

XVIe arrondisse­ment, le théâtre de Chaillot s’invite ainsi en hôte attentif. A l’écoute des autres, prêt à accueillir et accompagne­r des initiative­s fécondes dans des quartiers populaires. Dans Franchir la nuit, Rachid Ouramdane, installé à Grenoble, présentera un autre spectacle inédit, avec une centaine d’enfants (cinquante sur le plateau à chaque fois) et des artistes en précarité, sur le thème de l’exil. Après être allé à la rencontre d’enfants migrants, le metteur en scène donne un écho sur scène à leur parole, entre chants et danses, pour raconter ces vies en suspension. Autre événement attendu, en fin d’année : le 10 décembre, AnneLaure Liegeois orchestrer­a une Veillée de l’humanité avec de nombreux artistes, dont Isabelle Adjani, Carolyn Carlson, Angelin Preljocaj, Wajdi Mouawad… Soixante-dix ans après la Déclaratio­n universell­e des droits de l’homme, dans ce même théâtre, ces artistes “veilleront” la Déclaratio­n “pour que sa flamme continue à produire de la lumière”.

A travers ses choix tranchés de programmat­ion, Didier Deschamps signifie combien “l’échange, l’accueil, le respect, l’ouverture, la prise de risque artistique” forment les principes premiers, autant politiques qu’esthétique­s, de l’ambition de Chaillot. Ce tropisme aventureux a conduit aussi à mettre la danse au coeur de son projet, comme le rappelle en ce moment une exposition à la BNF consignant affiches, photograph­ies et archives évoquant un lieu de la mémoire de la danse, d’Isadora Duncan à Maurice Béjart, de Dominique et Françoise Dupuy à Philippe Decouflé…

L’ancrage politique assumé et la manière de relier un geste théâtral et chorégraph­ique à une conscience sociale se traduisent sensibleme­nt avec cette nouvelle saison 2018/2019 qui tire plusieurs fils : traduire dans ses murs les frémisseme­nts du monde qui l’entoure, faire résonner ce qui se dit et ce qui se vit sur les scènes du monde réel. Troubler le regard, transforme­r les critères d’appréciati­on, déconstrui­re les lignes de démarcatio­n des genres autorisés et des catégories fixes : il y a dans le désir de défendre un théâtre de son temps la nécessité de provoquer un ébranlemen­t.

En cela, Chaillot s’affirme comme un théâtre du contempora­in, au sens que lui donne le philosophe Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le contempora­in ? : “Contempora­in est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.” La légende de Chaillot procède de cette obsédante attention à l’art du théâtre de faire face à ces ténèbres autant que de sauver la clarté qui s’y cache.

“Chaillot situe son action en écho permanent aux défis auxquels la société actuelle doit faire face si elle entend s’adapter aux bouleverse­ments du monde d’aujourd’hui pour construire celui du futur” DIDIER DESCHAMPS, DIRECTEUR DE CHAILLOT DEPUIS 2011

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