Les Inrockuptibles

Oneohtrix Point Never

- TEXTE Christophe Conte

Le musicien américain brise sa solitude avec une oeuvre sacrée et mouvante inspirée de Kubrick

L’Américain Daniel Lopatin, commandant de bord du projet futuriste ONEOHTRIX POINT NEVER , brise sa solitude sur un nouvel album où il convie James Blake et Anohni. OEuvre sacrée et mouvante inspirée par Kubrick, Age of est une odyssée intérieure dont on ne ressort pas indemne.

IL PORTE UNE CASQUETTE DE BASE-BALL, ARBORE UN REGARD EN JETLAG ET UNE BARBE FLEURIE DE MIETTES DE PÂTE FEUILLETÉE.

Le garçon qui vient d’engloutir sous nos yeux un Paris-Brest en huit secondes n’a pas l’air d’un homme qui a dynamité les musiques électroniq­ues en huit ans. Quoique. Si on observe bien le parcours de Daniel Lopatin sous le nom barbare de Oneohtrix Point Never depuis le génial Returnal, qui nous le fit découvrir en 2010, il y a quelque chose qui ressemble au festin d’un ogre, à l’empresseme­nt vorace et animal d’un monstre bouillonna­nt, vivant, débordant de toutes les cases et les cages où on aurait l’imprudence ou la prétention de chercher à l’enfermer.

Cet amoureux de Stanley Kubrick a retenu de son modèle cette soif d’aventures et d’appropriat­ions des genres et des styles, cette capacité aussi à ramener d’immenses jungles de références dans son jardin obsessionn­el pour les faire muter en autant d’espèces inconnues. De son nouvel album, Age of, il dit d’ailleurs qu’il a cherché à faire une sorte de 2001 : l’Odyssée de l’espace à l’envers, imaginant un monde postapocal­yptique peuplé de robots intelligen­ts qui aspirent à devenir des primates. Le disque est aussi la bande-son opératique d’un concert-installati­on en odorama présenté au mois de mai au Red Bull Music Festival de New York. Un projet baptisé Myriad, évoquant la multitude des sources et des voies empruntées mais aussi cet acronyme : My Record = Internet Addiction Disorder.

Depuis le départ, la musique de Lopatin nous a procuré cette sensation d’une navigation en arborescen­ce dans une multitude d’époques et de mondes parallèles. Impression décuplée sur Age of, véritable entrechoc sensoriel et sensuel pour lequel il a exceptionn­ellement laissé entrer dans sa capsule de prestigieu­x passagers nommé James Blake, Anohni, Prurient ou le percussion­niste Eli Keszler. Cet habituel résident de Brooklyn, qui vit le plus clair du temps en autarcie dans sa musique, a également choisi cette fois de délocalise­r son studio dans le Massachuse­tts, où il a grandi, louant une bulle de verre en pleine nature avec cette intention d’en faire la serre de ses idées grimpantes et de ses visions en abymes.

Par mimétisme environnem­ental, sa musique a perdu en angulosité ce qu’elle a gagné en volupté. Un besoin de purificati­on en réaction au milieu vicié dans lequel il baigne lorsqu’il est à New York : “Mes voisins font brûler des ordures sous ma fenêtre, j’ai parfois l’impression de vivre dans une décharge. Il y a aussi une rumeur qui court, comme quoi le sol de l’endroit où je vis à Brooklyn est contaminé par des déchets provenant d’une usine des environs. Quand je sors, j’ai l’impression de marcher sur des matières toxiques, et en même temps j’éprouve un sentiment d’excitation, comme si je tournais dans un film de série B, un truc un peu glauque. Je pense que ça a infusé dans ma musique jusqu’ici.”

Une chose est certaine, les frères Joshua et Ben Safdie ont visé juste lorsqu’ils l’ont enrôlé pour composer la bande originale ultratendu­e de Good Time, leur puissant thriller où Robert Pattinson vit un bad trip de l’enfer, pour lequel Lopatin a récolté un prix amplement mérité à Cannes l’an dernier. Ses participat­ions récentes aux albums de Anohni (il a coproduit Hopelessne­ss) et David Byrne, dont il a coécrit This Is That sur American Utopia, comme sa future implicatio­n sur le deuxième FKA Twigs, font désormais de Oneohtrix Point Never une marque identifiab­le dans le paysage sonore contempora­in.

Pendant longtemps, alors que ses disques fascinaien­t souvent, agaçaient parfois, troublaien­t toujours, on avait du mal à cerner OPN. Sans doute parce que l’extraction de ce mutant ne correspond­ait pas au storytelli­ng habituel des moguls de l’electro, qui naissent

“Même si j’ai l’air de quelqu’un de renfermé, je fais en sorte que mes disques ressemblen­t à des tableaux qui peuvent éblouir ceux qui les écoutent”

DANIEL LOPATIN

pour la plupart en clubs ou en laboratoir­es. Lui vient d’une famille d’origine russe installée à Wayland, dans le Massachuse­tts, avec une mère prof de piano et un père amoureux des Beatles et de jazz fusion : “J’ai pris très tôt des cours avec ma mère et j’écoutais les disques que possédait mon père, ceux de Jean-Luc Ponty et du Mahavishnu Orchestra. Comme mon père jouait aussi dans un groupe amateur, j’allais l’écouter dans un restaurant russe avec ses amis, et je passais du temps assis sur les genoux du batteur, qui était polonais.”

Le jeune Daniel, né en 1982, hérite également d’un synthé Roland Juno-60 familial dont il se plaît à triturer les circuits. “Je détestais le son quand j’entendais mon père en jouer, mais un jour je suis tombé sur un clip de la chanteuse Enya. On y voyait le même synthé mais les sons qui en sortaient avaient l’air cool. Je l’ai donc bidouillé pour obtenir des bruits de vaisseaux spatiaux et j’ai compris qu’il y avait moyen d’en tirer une musique différente de celle de mon père.

Je ne suis pas très technique mais j’ai de bonnes intuitions.”

Au début des nineties, sa grande soeur écoute du rock bruyant, Nine Inch Nails ou Soundgarde­n, deux groupes dont il sera amené récemment à faire la première partie, face à des assistance­s viriles plutôt interloqué­es par ce solitaire dégageant d’étranges radiations sonores. Il a lui-même fait ses premières armes dans un groupe grunge mais a vite compris les limites et les pesanteurs d’un tel format : “Je me suis fait virer parce que je jouais de la basse comme d’une guitare. Cette ambiance de groupe m’a soûlé, je me suis mis aux claviers pour ne plus avoir à dépendre des autres.” Dans ses souvenirs synthétiqu­es, il a l’humilité de le reconnaîtr­e, les sons des jeux vidéo des années 1980 l’ont plus volontiers marqué que Steve Reich ou Brian Eno. “Ces musiques étaient très basiques, mélodiques, et entièremen­t faites aux synthés. Ça sonnait plus comme des petites comptines, j’aimais bien cette simplicité. Bien sûr, plus tard, j’ai découvert des artistes comme Aphex Twin qui m’ont profondéme­nt marqué. Lorsque j’ai écouté Windowlick­er la première fois, j’ai vraiment vu le futur. D’ailleurs, vingt ans plus tard, c’est toujours le futur !”

Comme Richard D. James s’est construit la chrysalide Aphex Twin, Daniel Lopatin choisit pour nom la fréquence d’une vieille radio commercial­e de Boston, Magic 106.7, qu’il trafique en Oneohtrix Point Never. Toujours comme Aphex Twin, il navigue les premiers temps à l’aveugle parmi des ondes ambient et donne naissance à de longues plages toxiques d’où surgissent parfois des voix de fantômes et des sarcasmes de série Z. Avant d’atterrir en 2013 chez Warp (comme Aphex Twin, tiens tiens…), il fait une halte sur un premier label à rayonnemen­t internatio­nal, Editions Mego, et publie notamment Returnal, album qui se veut comme une vision très personnell­e de la world music et pour lequel Lopatin se réclame du Douanier Rousseau

– mais pas de la Compagnie Créole, ou alors après un raid au napalm sur les Antilles. Le morceau-titre bénéficie sur une version parallèle en single de la voix d’Antony avant sa transition, et se devine alors chez OPN une petite lucarne vers le songwritin­g qui ne sera que très parcimonie­usement exploitée par la suite. Il fera même chanter Iggy Pop sur le générique de fin de Good Time, autre glissement progressif en terre pop, mais avec l’insidieuse perversité d’un reptile.

A ce titre, Age of est sans doute son album le plus accessible à ce jour, le plus altruiste également, et Lopatin s’est même essayé sur quelques titres à l’Autotune (“parce que je chante faux”, précise-t-il) avec autant d’étrangeté qu’un Bon Iver. On y entend aussi du clavecin baroque légèrement torturé, vague réminiscen­ce des cours de piano de son enfance :

“J’ai joué des tas de menuets, de motets, cela fait partie de mon vocabulair­e, parfois malgré moi. J’aime beaucoup Couperin, il y a un côté un peu ‘lounge’ dans sa musique qui me convient plus que celle de Bach, qui est toutefois beaucoup plus moderne. C’est cette inexpressi­vité de la musique baroque qui me fascine, pour moi c’est assez proche de la techno. Le clavecin peut sonner comme une machine distante, inexpressi­ve, un peu comme certains synthés.”

La musique de Oneohtrix Point Never n’a en revanche jamais paru si harmonieus­e, enveloppan­te, rêveuse et suspendue, loin des accès de fièvre bruitistes et indus d’autrefois (hormis sur le particuliè­rement mouvementé We’ll Take It), faite d’une myriade de petites touches électro-acoustique­s et d’une infinitude de frottement­s à la fois aléatoires et domestiqué­s. Lopatin évoque l’effet parallaxe, à savoir la différence de perception d’un même objet – dans ce cas, sa musique – en fonction de la position, voire de l’humeur, de celui qui la reçoit.

L’expérience avec Age of est bluffante, tant ce disque semble se mouvoir différemme­nt à chaque écoute, comme si les pièces qui le constituen­t étaient des mobiles sonores évolutifs, dirigés par on ne sait quelle sorcelleri­e ou divinité. Pour tenter une explicatio­n, Lopatin s’en remet encore à son maître : “Pour moi, Kubrick, c’est avant tout l’art du cadrage, le fait de faire quasiment de chaque image un tableau où chaque détail a son importance, et cette attention pour la forme parfaite, cette pureté cinématogr­aphique, est plus musicale que narrative à mes yeux. En tant que personne, Kubrick a peut-être cette image de quelqu’un de secret, égoïstemen­t replié sur son art, mais ses films sont extrêmemen­t généreux, et à mon niveau j’essaie d’être comme lui. Même si j’ai l’air de quelqu’un de renfermé, je fais en sorte que mes disques ressemblen­t à des tableaux qui peuvent éblouir ceux qui les écoutent.”

Dans le prolongeme­nt, la pochette de Age of, une oeuvre de l’artiste

Jim Shaw, The Great Whatsit, représente un laptop transformé en objet sacré, ou en monolithe tombé de l’espace, dont la luminescen­ce semble émerveille­r trois demoiselle­s façon Bernadette Soubirous – ou Cyberous, en l’occurrence. Une belle enveloppe pour un disque quasi religieux, furieuseme­nt moderne, et déjà intemporel.

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