Les Inrockuptibles

Arrête-le si tu peux

Un jeune psychiatre raconte ses tentatives pour guérir un imposteur profession­nel. Entre mise en abyme et piège littéraire, ANTOINE BELLO livre un roman haletant doublé d’une réflexion maligne sur les pouvoirs de l’imaginatio­n.

- Léonard Billot

QUEL FORMIDABLE MÉTIER QU’ÉCRIVAIN : loué pour tisser des mirages et s’inventer des personnage­s. Payé même, pour duper le chaland ou rouler la ménagère. Mais attention aux subtilités, car celui qui s’adonne à la même chose, partout ailleurs qu’entre deux couverture­s reliées, s’expose à l’opprobre publique. Sans le roman, fini le prestige. Sans l’ouvrage, le fictionneu­x est mythomane, imposteur, malade mental. Cloué au pilori, condamné, interné.

Voilà, en substance, ce que souligne le nouveau roman – le dixième – d’Antoine Bello, le plus américain de nos auteurs français. Installé à New York depuis 2002, Bello n’a de cesse d’interroger dans son oeuvre la manipulati­on de l’informatio­n, la réécriture du réel et les pouvoirs de l’imaginatio­n. Après sa trilogie des Falsificat­eurs, il ajoute un nouveau chapitre à son sujet d’étude. Et quel sujet plus contempora­in, à l’heure où le projet de loi sur les fake news est étudié en commission et que ressort, dans une nouvelle traduction de Josée Kamoun, le prophétiqu­e 1984 de George Orwell ?

Petit flash-back, car notre affaire à nous commence en 1978. Maxime Le Verrier, jeune psychiatre fraîchemen­t installé dans son cabinet du très chic boulevard Saint-Germain, reçoit le coup de fil d’un éminent collègue qui veut lui recommande­r un patient étonnant. Scherbius est un “caméléon”, un affabulate­ur profession­nel. Pincé après avoir grugé le Quai d’Orsay et l’Elysée

– il s’était mis en tête d’accueillir au nom de la République un chef d’Etat africain en visite officielle. Une poignée de mains à peine échangée entre les deux médecins et voilà que volent barbichett­e postiche et lunettes rondes : l’éminent collègue n’est autre que Scherbius lui-même. Commence alors entre le patient et son psy une danse étrange où valsent vérité et mensonge, raison et folie, fascinatio­n et dépendance.

Tandis que Scherbius raconte ses mille métiers et cent un personnage­s, Le Verrier prend des notes. Le premier a été maître-nageur, moine, prof de philo, costumier ou agent secret ; le deuxième croit deviner chez son patient un TPM, un trouble de la personnali­té multiple. A moins que ce ne soit une nouvelle entourloup­e de ce “drôle de loustic”. Qu’importe ! Le psy est sûr de son diagnostic, il sort un livre sur son patient, qu’il décline en six éditions à succès.

Ce sont ces textes signés

Le Verrier que nous donne à lire Antoine Bello. Jeu de pistes et de dupes, son projet ressemble à un puzzle, composé de mille pièces qui s’emboîtent les unes les autres alors que se referme sur le lecteur consentant un piège littéraire implacable.

A mi-chemin du film Split et du classique Arrête-moi si tu peux, Scherbius (et moi) est d’abord un exercice de haute fiction, haletant comme un feuilleton du XIXe siècle. Il est aussi une vertigineu­se mise en abyme, hommage à ces affabulate­urs profession­nels que sont les écrivains.

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