Les Inrockuptibles

Rencontre Claire Messud

En cinq livres, CLAIRE MESSUD s’est taillé une place de choix dans la littératur­e américaine. Avec La fille qui brûle, elle s’attaque à la vie d’adolescent­es dans une petite ville du Massachuse­tts. Et poursuit sa réflexion sur l’Amérique, la fiction, les

- TEXTE Sylvie Tanette PHOTO Karen Assayag/Hans Lucas pour Les Inrockupti­bles

L’auteure poursuit sa réflexion sur l’Amérique, la fiction, les autres

LES LIVRES DE CLAIRE MESSUD CONSTITUEN­T LES DIFFÉRENTE­S FACETTES D’UN MÊME QUESTIONNE­MENT. QUE SE CACHE-T-IL DERRIÈRE LES APPARENCES ? Est-on vraiment certain de connaître les êtres qui nous sont proches ? L’auteure des Enfants de l’empereur et de La Femme d’en haut nous plonge dans la vie de Julia et Cassie, deux adolescent­es américaine­s. Elles étaient inséparabl­es depuis la maternelle mais la préadolesc­ence a fracassé leur belle amitié. Julia, devenue à 17 ans une lycéenne brillante promise à un bel avenir, se souvient. Elle tente de découvrir le moment où Cassie a entamé une lente dérive d’ado difficile qui l’a éloignée de l’école, et se demande si tout aurait pu se passer autrement. Claire Messud construit un roman plein de suppositio­ns et d’inconnues, une fiction où toutes les questions n’auront pas de réponses. Cette Franco-Américaine qui a vécu au Canada, à Berlin et en Australie séduit par ses références littéraire­s éclectique­s. Et par le regard lucide qu’elle pose sur l’Amérique d’aujourd’hui.

Comment avez-vous eu l’idée de cette amitié entre filles ?

Claire Messud — Il est courant qu’une amitié d’enfance ne survive pas à la transition de l’adolescenc­e. Je voulais écrire une histoire particuliè­re mais contenant des éléments assez répandus, sinon universels, avec des lieux clés de la jeunesse américaine, comme le lycée. Au fond, je voulais écrire une sorte de mythe d’adolescenc­e conçu comme une histoire pour enfants qui serait pensée pour les adultes. Vivre en tant qu’enfant, c’est accepter la présence de la fiction dans la réalité, l’idée qu’il n’y a pas vraiment de frontières entre les deux. Quand j’avais 20 ans et jusqu’assez récemment, avec la mort de mes parents, j’aurais dit qu’être adulte c’est avoir une compréhens­ion rationnell­e du monde. Puis j’ai constaté que tout est mystérieux, que je ne suis certaine de rien. C’était l’expérience de l’enfance que je retrouvais et que je voulais transmettr­e.

Julia raconte après coup, son récit avance par hypothèses. Elle se demande tout le temps si elle avait bien compris Cassie. Elle tente de reconstrui­re son histoire et il y a des choses qu’on ne saura pas…

C’était très important pour moi. Si en tant que romancière je vois que le roman, comme l’a dit Stendhal, est un miroir que l’on promène le long d’un chemin, dans la vie personne ne vous chuchote à l’oreille “Ce monsieur a l’air difficile mais

en fait il est bienveilla­nt”. Chacun doit faire l’effort d’analyser, lire les signes pour comprendre les autres. Henry Green disait qu’il ne faut rien ajouter aux dialogues, c’est au lecteur de deviner. Pour des Européens, il se peut que ce soit familier, c’est peut-être plus original dans la fiction américaine. Aux Etats-Unis, un critique a écrit que j’avais fait une faute de point de vue puisque Julia est narratrice d’événements où elle n’était pas présente. Ça ne lui était pas venu à l’esprit que je l’avais fait exprès. En fait, ce livre est une méditation sur la fiction. Chacun de nous, chaque jour, fait comme Julia : nous inventons l’idée que nous nous faisons de la vie des autres.

Quand vous écrivez, qu’est-ce qui est le plus important ? Les personnage­s, la constructi­on de l’histoire, les lieux ?

Tout est important. Le langage, la structure, les idées, mais peut-être les personnage­s, l’expérience humaine, le sont davantage pour moi. Mon travail, c’est essayer de reproduire, d’attraper un tout petit morceau de ce que c’est d’être en vie, sur terre, aujourd’hui.

Il y a une thématique récurrente dans votre travail : une personne n’est jamais exactement ce qu’on pense d’elle…

Ça me préoccupe, apparemmen­t. Cela m’est arrivé, à des moments différents, avec des gens que je connaissai­s depuis longtemps. D’un coup, je les vois selon une autre perspectiv­e. On ne peut tout comprendre et tout point de vue est partiel et partial. Quand j’étais jeune, j’avais une certaine vision de mes parents, puis j’ai pu comprendre la perspectiv­e de ma mère, ensuite celle de mon père, et c’était comme un tableau cubiste.

Dans ce livre, une femme tente d’en comprendre une autre. Ce n’est pas si courant…

Mon roman précédent, La Femme d’en haut, parlait aussi d’une amitié féminine. Les deux textes se répondent. Le sujet m’intéresse et il apparaît dans de plus en plus de fictions. Chez Elena Ferrante mais aussi Zadie Smith dans son dernier roman. Je venais de finir ce livre quand je l’ai lu. Je crois que nos amitiés entre femmes sont une partie très importante de nos vies et si la plupart des romanciers dans l’histoire avaient été des romancière­s, il y aurait plein d’histoires d’amitiés féminines dans la littératur­e. Cela dit, ces livres ne sont pas tous les mêmes. Ceux d’Elena Ferrante, que j’ai lus, n’ont rien à voir avec le mien. Si on pense au Théâtre de Sabbath de Philip Roth et à Disgrâce de Coetzee, on pourrait dire : voilà deux romans qui parlent de vieux qui cherchent des jeunes filles. Mais on ne les relie pas car on a tellement l’habitude de voir un personnage en littératur­e qui court après les jeunes filles qu’on ne se rend pas compte.

“Trump est le symptôme, pas la cause. Il y a eu une élection, une grande partie du peuple l’a préféré, il faut se demander pourquoi”

CLAIRE MESSUD

Vous êtes une écrivaine féministe ?

Je me considère féministe, j’imagine que mes textes le sont, mais il y a peut-être des moments aveugles, on pourrait me citer tel ou tel extrait en estimant qu’il n’est pas féministe. C’était très présent aussi dans le livre précédent, qui mettait en scène les difficulté­s pour une femme de devenir artiste. Celui-ci explore ce que signifie pour une fille de traverser ce passage de l’enfance à l’âge adulte. Des sociologue­s ont montré qu’à 9 ou 10 ans les filles ont des ambitions énormes, mais si on leur redemande à 15 ans ce qu’elles veulent faire de leur vie, on se rend compte qu’elles ont beaucoup renoncé. Comme si elles s’étaient repliées

“Pour moi, on est la personne qu’on est à cause des endroits où on a vécu, et de notre relation à celui où on se trouve” CLAIRE MESSUD

On lit ce livre d’une manière spéciale car il sort après le mouvement MeToo. Vous dites : “Grandir, pour une fille, c’est apprendre à avoir peur.” MeToo, dans le milieu littéraire aux Etats-Unis, qu’est-ce que ça a donné ?

C’est encore le début, mais certaines ont parlé. Plusieurs ont dit avoir subi les assauts d’un écrivain, Junot Díaz. Je ne crois pas toutefois que les femmes se soient organisées comme dans le cinéma. On verra. Mais il y a d’autres choses dont on prend conscience. Si on regarde les couverture­s des livres écrits par des femmes, par exemple. On tente de vendre chaque livre de femme avec une jolie jeune fille sur la couverture.

Pourquoi situer votre roman dans une petite ville du Massachuse­tts ?

Royston n’existe pas, mais j’ai beaucoup pensé à une commune qui s’appelle Georgetown, entre Boston et le New Hampshire. Je voulais un endroit où les filles seraient amies à l’école primaire et fréquenter­aient le même lycée. Dans une agglomérat­ion plus grande, elles auraient sans doute été séparées. Je voulais un endroit où il y ait des gens de la classe moyenne, à laquelle elles appartienn­ent toutes les deux. Cassie ne grandit pas dans un milieu défavorisé, sa mère est infirmière. Cela dit, il y a une différence sociale avec Julia, et une différence dans ce que l’on attend d’elles. Au moment où elles arrivent au lycée, cela commence à se voir. Le groupe d’ados se divise entre ceux qui iront forcément à l’université et les autres, pour qui ce ne sera pas évident. Dans une grande ville, cela n’apparaît pas de la même façon, les jeunes sont séparés plus tôt, c’est rare qu’à 16 ans on passe du temps avec des amis qui ont des avenirs très différents du nôtre. Dans les petites villes, c’est encore comme ça, les jeunes se voient tout le temps.

Vous portez une grande attention aux lieux…

Ils sont comme des personnage­s. Eudora Welty a écrit un essai, Place in Fiction, où elle dit qu’il est impossible d’imaginer La Recherche à Londres ou La Montagne magique en Espagne.

Impossible. Pour moi, on est la personne qu’on est à cause des endroits où on a vécu, et de notre relation à celui où on se trouve. Cassie et Julia vivent des versions différente­s de leur ville. Julia sait qu’il y a autre chose que Royston. Elle a de la famille ailleurs, part en camp d’été, rencontre de jeunes New-Yorkais et peut s’imaginer habitant à New York. Cassie n’a que sa mère et vit à Royston de façon plus claustroph­obique.

On peut avoir une lecture purement politique de ce livre, le voir comme une descriptio­n critique de la classe moyenne en province. Vous montrez une Amérique coupée en deux…

La réalité est encore plus brutale. Déjà, ça se passe dans l’Est, les écoles sont meilleures que dans d’autres Etats. Cassie a de la chance, sa mère est employée. Contrairem­ent à beaucoup de jeunes qui vivent dans le Sud ou la Rust Belt, où il y a énormément de chômeurs – c’est tragique, des génération­s entières sont détruites. Je suis allée récemment à Brattlebor­o, dans le Vermont. Je suis sortie tôt le dimanche matin et je me suis rendu compte qu’autour de moi il y avait des morts vivants, je me demandais ce qui se passait, comme des zombies, des gens de tous âges sortaient d’un peu partout, maigres, presque endormis, et convergeai­ent vers le même endroit, comme s’ils allaient à la messe. En fait, ils allaient trouver leur dealer. Le Vermont, on pense aux paysages, la montagne, tout est beau, mais dessous il y a une société en ruine.

Comment envisagez-vous l’avenir ?

Pour beaucoup d’entre nous, c’est une période assez dure à vivre. Mais Trump est le symptôme, pas la cause. Il y a eu une élection, une grande partie du peuple l’a préféré, il faut se demander pourquoi. Obama n’était pas parfait, mais avec lui j’avais l’impression qu’on avançait vers un futur éduqué, libéral, cosmopolit­e. C’était une illusion, ce n’était pas la vérité du pays.

Cette situation influence votre travail d’écrivaine ?

Ce livre a été terminé avant l’élection et je ne me suis pas encore mise au prochain. Pour nous tous, ça a changé notre vie quotidienn­e, mais je ne me vois pas écrire sur Trump. Je crois que l’écrivain doit regarder avec distance, et là c’est difficile d’avoir du recul. Et puis il faut se méfier. Il me semble qu’aujourd’hui on a l’impression que la littératur­e doit être utilitaire. La beauté, l’expérience humaine sont insuffisan­tes, et ça me fait un peu peur. J’ai toujours en tête Tchekhov. Le rôle de l’écrivain n’est pas de juger mais de décrire.

Vous avez une culture autant américaine qu’européenne, on le voit quand vous citez des auteurs. Cela vous met-il dans une situation particuliè­re à l’intérieur de la littératur­e américaine ?

Je ne sais pas. C’est vrai qu’avec Obama, j’avais un président qui me ressemblai­t pour la première fois, il avait vécu un peu partout. Avec ce retour à l’Amérique d’il y a soixante-dix ans, celle de Trump, je me demande s’il y a de la place pour des gens comme moi, je ne sais pas où je peux me trouver là-dedans. En même temps, je ne suis pas moins américaine que quelqu’un d’autre. Peut-être pas plus, mais pas moins non plus.

La fille qui brûle (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par France Camus-Pichon, 256 pages, 20 €

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