Les Inrockuptibles

KADHJA BONET Echos de la soul-pop des années 1960-70 et de Stevie Wonder

Après un mini-album il y a deux ans, la prodige californie­nne KADHJA BONET s’offre en longueur et langueur sur Childqueen. Un disque hors sol et foudroyant, un paradis secret.

- Christophe Conte

ELLE EST SYMPA, KADHJA, ELLE RIT BEAUCOUP, dans de gros éclats souvent placés aux mauvais endroits, comme lorsqu’elle dit posément que son album a failli la tuer (éclat de rire). Depuis la sortie du mini-chef-d’oeuvre The Visitor en 2016, on a nous aussi failli mourir d’impatience, tellement l’envie de prolonger le songe musical de cette jeune Californie­nne se faisait pressante, voire insoutenab­le.

Voici qu’arrive enfin Childqueen, la première grande fresque signée Kadhja Bonet, songwritri­ce, multi-instrument­iste et réalisatri­ce qui ne laisse donc à personne d’autre le soin de décider du moindre détail à sa place. “Je suis une control freak maladive. Mettez-moi dans une cuisine et je deviendrai la control freak de l’épluchage d’oignon”, rigole-t-elle. On la compare depuis ses débuts à Dionne Warwick, Minnie Riperton, Syreeta et autres déesses de la soul-pop des années 1960-70, en oubliant de préciser qu’elle est aussi un peu Burt Bacharach et Stevie Wonder

“Le concept de l’album, c’est cette valorisati­on de l’innocence, de l’éblouissem­ent”

cumulés à l’intérieur d’un seul et même corps, ledit corps planté sur une interminab­le paire de compas.

Elle ira loin, Kadhja, et pas seulement à cause de ses jambes d’athlète (elle se rêvait coureuse de fond lorsqu’elle était gamine), mais parce qu’un pedigree aussi exceptionn­el n’apparaît dans les radars qu’une fois par décennie. “Je ne suis pas Prince ou Stevie, tempère-t-elle. Je n’ai aucune facilité avec les instrument­s, je joue de tout approximat­ivement et les logiciels me permettent de créer cette illusion. Pour la musique que je fais, je ne suis pas née à la bonne époque, mais pour les moyens techniques qui me permettent de la faire, je n’aurais pas pu naître à une autre époque.”

Pour mieux brouiller des ondes sur son parcours, elle prétendait à l’époque de The Visitor être née en 1784, sur la banquette arrière d’un engin spatial, rivalisant en fantaisie cosmique avec Janelle Monáe. La seule chose véridique dans cette bio, c’est que Kadhja est dans son genre une extraterre­stre. A une époque où n’importe quelle braillarde r’n’b vendrait les reins de ses parents contre des vues sur YouTube, elle jure qu’elle aurait préféré garder ses chansons hors norme pour elle seule, que le business de la musique la fatigue : “J’ai commencé la musique comme on entame une thérapie, et c’était avant tout pour moi, de manière très égoïste, que j’ai eu besoin d’écrire des chansons. C’est devenu très vite plus exposé que je ne l’avais imaginé au départ, et il a fallu faire avec ça. Ce n’était pas mon plan. Ni l’exposition et encore moins la célébrité. Si je deviens trop connue, ça me rendra triste. Je suis trop introverti­e pour ça, et mes textes sont ceux de quelqu’un qui est replié sur lui-même.”

Admettons, mais la musique qui les accompagne déploie de tels fluides majestueux qu’il aurait été criminel de la priver du grand air, et même en repli juvénile sur Childqueen, Kadhja Bonet parvient à tout irradier sur son passage. Elle est née dans une famille de musiciens classiques, a étudié le violon et l’alto dès l’âge de 5 ans, et c’est précisémen­t là qu’elle situe le début des emmerdes.

“Le concept de Childqueen, c’est cette valorisati­on de l’innocence, de l’éblouissem­ent, du plaisir du jeu de la toute petite enfance. Vers l’âge de 5 ans, j’ai découvert la cruauté du monde, la pression sociale, les brimades des autres enfants, et ce ne fut plus jamais pareil.” Kadhja songe d’abord à devenir cinéaste, mais l’obligation d’avoir à négocier avec autrui lui est insupporta­ble. Elle opte pour la musique, un art plus insulaire, et la sienne devient vite une île enchantée, paradisiaq­ue, détachée de toute contrainte de forme ou de pesanteur.

Pour Childqueen, Kadhja Bonet ne s’est même pas astreinte à un lieu d’ancrage, et si l’album fut amorcé en Californie, c’est au gré des villes et des studios, voire des chambres d’hôtel dont elle aura pu disposer lors de sa tournée européenne qu’elle l’a conçu patiemment. Londres, Paris, Copenhague, Bruxelles ou Barcelone ont ainsi abrité sans le savoir cette féérique et luxuriante odyssée dont Kadhja est à la fois l’Ulysse et les sirènes aux mille voix.

On parie que certaines aïeules du jazz céleste, les Alice Coltrane ou Dorothy Ashby, n’étaient pas éloignées de son esprit lorsqu’elle mélangeait instrument­s volatiles et synthés primitifs, avec des lignes mélodiques en suspension sur des arches harmonique­s complexes et néanmoins bouleversa­ntes. Fermée comme un coffre-fort lorsqu’il s’agit de parler de ses inspiratio­ns, elle ne rit plus, s’agace même de devoir donner les clés d’une musique il est vrai si évidente et foudroyant­e qu’elle ne nécessite aucun sésame. Ce disque est un royaume, ouvert à tous. On ne mesure sans doute pas assez notre privilège d’y avoir été invité.

Childqueen

(Fat Possum/Differ-ant)

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